Pierre Et Jean - Страница 8
«Parbleu, il passait toutes ses soirées à la maison; mais tu te rappelles bien qu’il allait te prendre au collège, les jours de sortie, et qu’il t’y reconduisait souvent après dîner. Tiens, justement, le matin de la naissance de Jean, c’est lui qui est allé chercher le médecin! Il avait déjeuné chez nous quand ta mère s’est trouvée souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il s’agissait, et il est parti en courant. Dans sa hâte il a pris mon chapeau au lieu du sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons beaucoup ri, plus tard. Il est même probable qu’il s’est souvenu de ce détail au moment de mourir; et comme il n’avait aucun héritier il s’est dit: «Tiens, j’ai contribué à la naissance de ce petit-là, je vais lui laisser ma fortune.» Mme Roland, enfoncée dans une bergère, semblait partie en ses souvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut:
«Ah! c’était un brave ami, bien dévoué, bien fidèle, un homme rare, par le temps qui court.» Jean s’était levé:
«Je vais faire un bout de promenade», dit-il.
Son père s’étonna, voulut le retenir, car ils avaient à causer, à faire des projets, à arrêter des résolutions. Mais le jeune homme s’obstina, prétextant un rendez-vous. On aurait d’ailleurs tout le temps de s’entendre bien avant d’être en possession de l’héritage.
Et il s’en alla, car il désirait être seul, pour réfléchir. Pierre, à son tour, déclara qu’il sortait, et suivit son frère, après quelques minutes.
Dès qu’il fut en tête à tête avec sa femme, le père Roland la saisit dans ses bras, l’embrassa dix fois sur chaque joue, et, pour répondre à un reproche qu’elle lui avait souvent adressé:
«Tu vois, ma chérie, que cela ne m’aurait servi à rien de rester à Paris plus longtemps, de m’esquinter pour les enfants, au lieu de venir ici refaire ma santé, puisque la fortune nous tombe du ciel.» Elle était devenue toute sérieuse:
«Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais Pierre?
– Pierre! mais il est docteur, il en gagnera… de l’argent… et puis son frère fera bien quelque chose pour lui.
– Non. Il n’accepterait pas. Et puis cet héritage est à Jean, rien qu’à Jean. Pierre se trouve ainsi très désavantagé.» Le bonhomme semblait perplexe:
«Alors, nous lui laisserons un peu plus par testament, nous.
– Non. Ce n’est pas très juste non plus.» Il s’écria:
«Ah! bien alors, zut! Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, moi? Tu vas toujours chercher un tas d’idées désagréables. Il faut que tu gâtes tous mes plaisirs. Tiens, je vais me coucher.
Bonsoir. C’est égal, en voilà une veine, une rude veine!» Et il s’en alla, enchanté, malgré tout, et sans un mot de regret pour l’ami mort si généreusement.
Mme Roland se remit à songer devant la lampe qui charbonnait.