Levadee de Saint-Lazare (Побег из Сен-Лазар) - Страница 12
Riquet s’approcha :
— Faites excuse, Taxi, j’avais pas vu que vous étiez embrayé. C’est pour ça que j’ai mis le moteur en marche.
Mais ses excuses furent interrompues. Avec une agilité, une souplesse que l’on n’aurait certes pas attendue d’un malheureux paralytique, l’infirme, au moment même où son chariot versait, effectua une pirouette, presque un saut périlleux, pour se retrouver sur ses jambes. L’homme était debout, le chariot brisé, renversé sur le trottoir.
— Eh bien ? commença Riquet.
Mais il s’interrompit. Riquet, de stupéfaction, n’essaya même par de fuir, il n’en aurait pas eu le temps. Le paralytique-gymnaste se retourna, sauta sur lui, l’attrapa par un bras, le souleva de terre, lui flanqua avec une impétuosité soudaine une paire de gifles d’abord, puis encore sept ou huit bourrades appliquées au bon endroit. À présent, ce n’était plus le paralytique qui était assis dans le ruisseau, c’était Riquet, Riquet que d’une poussée vigoureuse, le paralytique soudain ingambe avait déposé là un peu brutalement :
— Espèce de sale môme, espèce de touche-à-tout, espèce d’idiot. Tu pouvais me faire casser la gueule, tu pouvais m’estropier.
— Vous ne l’êtes donc pas ?
Puis, comme il avait l’âme magnanime :
— Tout de même votre voiture, mon vieux Taxi, elle est en sept morceaux et quart, et, ma foi…
— J’m’en fous de ça, nom d’un chien.
— Alors, moi aussi, riposta Riquet. Te bile pas, Taxi, va, t’auras des frites, j’t’en offre pour deux sous !
— Tu m’offres des frites ? Pourquoi, gosse ? d’abord, je n’aime pas ça ! Garde tes deux sous, et va-t’en.
Mais Riquet déjà avait pris sa pose favorite. Les deux mains dans les poches et le corps en arrière, il considérait son interlocuteur :
— Mon vieux, commença-t-il d’un ton protecteur, c’est pas parce qu’t’es un impotent à la manque que t’es autorisé à avoir un culot pareil. Et puis, je sais que tu les aimes, les pommes de terre.
La phrase énigmatique était accompagnée d’un clin d’œil des plus bizarres. Pourtant, l’infirme ne s’avoua pas vaincu.
— J’aime les pommes de terre, sale gosse ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
Sans sourciller, Riquet répondit :
— J’te dis que tu aimes les pommes de terre. En salade.
— En salade ?
— En panier à salade.
C’était de plus en plus incompréhensible, et cependant l’attitude de l’infirme changea. Un sourire d’abord passait sur ses lèvres, puis il dit :
— Viens prendre un verre chez le bistro voisin.
— Ça colle.
Certes, le paralytique oubliait complètement de jouer son rôle. Il ne feignait même plus d’éprouver la moindre gêne à se mouvoir. Grand, mince, souple, il se pencha, attrapa par la poignée le petit chariot où il gisait quelques minutes avant et, le remettant sur ses pieds, suivi de Riquet, avança à grand pas, se dirigea vers le cabaret voisin. Une seconde après, les deux nouveaux amis étaient attablés.
Riquet, pour faire l’homme, avait commandé une fine qui le brûlait atrocement chaque fois qu’il en prenait une petite gorgée. Un café fumait devant Taxi.
Et c’est Taxi qui reprit la conversation :
— Alors, qui es-tu, pour de bon ?
— Mais tu me connais, Taxi, le fils de mon père, probablement, et celui de ma mère, aucun doute.
— Je ne te demande pas cela. Tu es le fils de qui ça te plaît. Ce que je veux savoir, c’est ta vraie profession.
— Et la tienne ?
— Écoute, petit, tu as surpris un secret et je vais me confier à toi. Mais, confidence pour confidence, je ne suis pas paralytique, c’est vrai, je ne l’ai jamais été, et j’espère bien ne jamais l’être. Maintenant, dis-moi, es-tu de la police ?
— Hum, oui, non.
— Comprends pas. Décidément, tu ne m’as pas l’air d’un imbécile ! qu’est-ce que tu as vu tout à l’heure ?
— Ce qu’il fallait voir. Qu’est-ce que c’était ?
— Tu m’as parlé de pommes de terre.
— Probable. Pendant que vous me passiez le shampooing, vous en aviez une dans la main.
— Et alors ?
— Elle venait du « panier à salade », pas vrai ?
Taxi ne répondait, à son tour, ni oui ni non. Il s’absorba quelques instants dans une profonde songerie, puis se décida :
— Petit, tu n’as pas l’air d’une gourde et tu peux me rendre service. J’ai confiance en des gosses comme toi. Écoute-moi bien : je vais te dire mon nom. Mais pour toi seul : je m’appelle Fandor, Jérôme Fandor.
— Moi, vous savez, je m’appelle Riquet. Pour vous servir Monseigneur !
***
Une quinzaine de jours auparavant, lorsque, quittant M. Havard, Fandor avait abandonné le Palais de Justice après y avoir reçu la confirmation officielle de la mort de Juve, le jeune homme avait d’abord éprouvé un affreux chagrin. Juve mort, Fantômas devait être libre, triomphant, hors d’atteinte. Juve mort, Fandor se disait que le bandit allait pouvoir continuer ses abominables forfaits, multiplier les deuils, accumuler les ruines, ajouter les atrocités aux atrocités. Pourtant, les premières minutes de désespoir passées, Fandor s’était ressaisi. Lui, Fandor, demeurait, et, tant que Fandor vivrait, Fantômas aurait à lutter contre un adversaire d’autant plus décidé à le vaincre qu’il aurait à venger son meilleur ami.
Puis, Fandor s’était posé une question. Que Juve fût réellement mort, qu’il se fût laissé enfermer chez lui par Fantômas, qu’il eût été victime de l’incendie, c’était incroyable puisque la paralysie de Juve n’était qu’illusoire. Discrètement, Fandor avait enquêté. Il s’était rendu rue Bonaparte et s’il n’avait pu pénétrer dans les décombres, il avait pu du moins, interviewer de nombreux témoins. Et Fandor avait tressailli en apprenant qu’au plus fort de l’incendie, quelqu’un avait prononcé cette phrase, surprenante à coup sûr :
— Juve est mort, c’est vrai, ou s’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux !
Fandor n’avait pas hésité :
— Un seul homme a pu parler de la sorte : Juve.
D’autres faits, depuis, étaient venus rassurer le journaliste. Certes, les journaux avaient multiplié les articles biographiques sur le malheureux policier décédé. Certes, le bruit du trépas s’était accrédité, mais M. Havard non seulement n’avait pas semblé affecté, mais encore, pour parler vulgairement, « n’avait même pas marqué le coup. »
— C’est tout de même rigolo, se disait le journaliste, on ne songe même pas à inscrire Juve, sur la plaque des Victimes du Devoir.
Rassuré, le jeune homme s’était dit alors :
— Juve ne donne pas de ses nouvelles, pour mieux rester dans l’ombre. Je vais me cacher moi aussi.
Fandor avait beaucoup ri de l’invention de Juve se faisant passer pour paralytique. Aujourd’hui, il l’avait froidement copié : seulement, comme le repos lui coûtait, il s’était donné une paralysie spéciale. Il s’était fait paralytique-mendiant, paralytique mobile.
Mais que faisait donc Fandor à la porte de la prison Saint-Lazare ?
Riquet allait parler, révéler à Fandor qu’il connaissait Juve quand le journaliste sauta dehors, lui disant :
— Le môme, attends-moi ici, sans faute.
Fandor cependant, remontait vers Saint-Lazare. Il arriva juste à temps pour voir se refermer devant lui, sur le « panier à salade », retour du Palais de Justice, les portes de la prison. Il vit une grosse vieille femme s’agitant entre deux gardiens, visiblement au paroxysme de la colère.
— Avec tout ça, je n’a rien vu de la rentrée du Palais, pourvu qu’il n’y ait pas eu une nouvelle pomme de terre.
Or, chose bizarre, la vieille femme ramassée par les agents songeait à la même minute :
— Je n’ai pas perdu ma matinée, puisque j’ai pu le voir.
Que signifiait tout cela ?
Fandor, à pas lents, reprit, rêveur, la direction du cabaret où Riquet l’attendait.
— Il est extraordinaire ce gosse, se disait Fandor, et c’est peut-être une excellente recrue. Vif, intelligent, aimant la police, il peut m’être utile. Tout de même, qu’a-t-il surpris au juste ? Que j’ai ramassé une pomme de terre tombée du « panier à salade ». Bah, cela n’est pas bien grave. J’imagine que ce fait ne le conduira pas à inventer que je viens de prendre rendez-vous avec Hélène à l’intérieur même de cette prison.