Les Trente-Neuf Marches - Страница 30
J'ouvris en toute hâte l'annuaire des marées et cherchai Bradgate. La marée haute y était le 15 juin, à 22 heures 27.
– Nous voilà enfin sur la piste, m'écriai-je avec animation. Comment puis-je savoir l'heure de la marée au Ruff?
– Je vais vous le dire, monsieur, fit l'homme des garde-côtes. J'ai une fois occupé une maison là-bas dans ce même mois-ci, et je sortais chaque soir pour aller pêcher en mer. La marée y est de dix minutes en avance sur Bradgate.
Je refermai le livre et regardai mes compagnons.
– Messieurs, leur dis-je, si l'un de ces escaliers possède trente-neuf marches, nous avons résolu le problème. Je voudrais que vous me prêtiez votre voiture, sir Walter, et une carte routière. Si Mr Macgillivray veut bien m'accorder dix minutes, nous pourrons combiner quelque chose pour demain.
Je sentais le ridicule de prendre ainsi la direction de l'affaire, mais ils ne parurent pas s'en apercevoir, et après tout, puisque j'avais moi-même ouvert la danse… D'ailleurs les entreprises ardues me connaissaient, et ces éminents personnages étaient trop avisés pour ne pas le voir. Ce fut le général Royer qui me donna tout pouvoir.
– Pour ma part, dit-il, je remets volontiers l'affaire entre les mains de Mr Hannay.
À 3 heures et demie, je filais à toute vitesse au clair de lune entre les haies du Kent, avec le meilleur policier de Macgillivray, sur le siège à côté de moi.
10 Où plusieurs sociétés se retrouvent à la mer
Par un matin de juin rose et bleu, je me trouvai à Bradgate, dominant du Griffin Hôtel une mer d'huile où le bateau-phare du banc de Cock se réduisait aux dimensions d'une bouée de sauvetage. Une couple de milles au-delà dans le sud, et beaucoup plus près de la côte, un petit torpilleur avait jeté l'ancre. En sa qualité d'ancien marin, Scaife, l'homme de Macgillivray, reconnut le navire, et me dit son nom et celui du commandant. Je pus donc télégraphier aussitôt à sir Walter.
Après le petit déjeuner, Scaife obtint d'un agent de location la clef ouvrant les portes des six ou sept escaliers du Ruff. Je l'y accompagnai à pied par la plage, et tandis qu'il les explorait successivement, je restai caché dans un creux de falaise, car je ne voulais pas risquer d'être vu. Mais à cette heure les environs étaient absolument déserts, et tout le temps que je restai sur ce rivage, je ne vis rien que des mouettes.
Il mit plus d'une heure à remplir sa mission, et lorsque je le vis revenir vers moi, consultant un bout de papier, je ne nierai pas que je ne fusse ému. Tout, en effet, reposait sur l'exactitude de ma supposition.
Il me lut à haute voix le nombre des marches de chaque escalier: 34, 33, 39, 42, 47, puis, à l'endroit où la falaise s'abaissait: 21. Je faillis pousser un cri en me dressant.
Nous regagnâmes la ville en toute hâte, pour télégraphier à Macgillivray. Je lui demandai six hommes, qui auraient à se répartir entre plusieurs hôtels déterminés. Après quoi Scaife se mit en devoir de jeter un coup d'œil sur la maison d'où dépendaient les trente-neuf marches.
Les nouvelles qu'il me rapporta m'intriguèrent et me rassurèrent à la fois. La maison – dite Trafalgar Lodge – appartenait à un vieux monsieur nommé Appleton – un agent de change retiré des affaires, disait le loueur de villas. Mr Appleton, qui passait là une bonne partie de l'été, s'y trouvait actuellement, depuis près de huit jours. Scaife ne put recueillir beaucoup de détails à son sujet, sinon que ce vieillard était fort comme il faut, payait régulièrement ses factures, et tenait toujours un billet de cinq livres à la disposition des bonnes œuvres de l'endroit. Mais de plus Scaife réussit à pénétrer dans la maison par la porte de service, en se faisant passer pour un représentant en machines à coudre. La domesticité se composait de trois personnes seulement – une cuisinière, une servante, une femme de chambre – qui ressemblaient à toutes celles qu'on trouve dans un honnête intérieur bourgeois. La cuisinière n'était pas bavarde, et elle eut vite fait de mettre à la porte Scaife; mais celui-ci crut pouvoir m'affirmer qu'elle ne savait rien. La maison attenante, en construction, offrait un bon abri pour l'observation; de l'autre côté, une villa à louer possédait un jardin négligé et broussailleux.
J'empruntai la longue-vue de Scaife, et partis faire un tour sur le Ruff, avant le déjeuner. Je me tins constamment derrière la rangée des villas, et trouvai un bon poste d'observation sur la lisière du terrain de golf. De là, je découvrais la bande de gazon qui longeait le sommet de la falaise, avec des bancs disposés à intervalles réguliers, et les petits enfoncements carrés, munis de garde-fous et entourés de plates-bandes, par où les escaliers descendaient à la plage. Je voyais en plein Trafalgar Lodge, villa de briques rouges munie d'une véranda, et située entre une pelouse de tennis derrière, et, devant, le classique jardinet des stations balnéaires, plein de marguerites et de géraniums rabougris. D'un mât de pavillon gigantesque, un Union Jack retombait à longs plis dans l'air immobile.
Je ne tardai pas à voir quelqu'un sortir de la maison et vaguer sur la falaise. Lorsque je le tins dans le champ de ma longue-vue, je distinguai un vieillard vêtu d'un pantalon de flanelle blanche, d'une veste de drap bleu, et d'un chapeau de paille, et qui tenait à a la main une jumelle marine et un journal. Il s'assit sur l'un des bancs de fer et se mit à lire. Par instants il déposait sa feuille et dirigeait sa jumelle sur la mer. Il examina longuement le torpilleur. Quand je l'eus surveillé une demi-heure, il se leva et rentra dans la maison pour déjeuner. De mon côté, je retournai à l'hôtel.
Je n'avais pas grande confiance. Cette honnête et banale demeure ne répondait guère à mon attente. Cet homme était-il l'archéologue chauve de l'odieuse ferme de la lande? Impossible de le dire. Il ressemblait tout à fait à ces vieux birbes béats que l'on rencontre immanquablement dans la banlieue et aux bains de mer. On n'eût pu trouver meilleur spécimen d'individu absolument inoffensif.
Mais après déjeuner, assis sur la terrasse de l'hôtel, je repris courage, en voyant apparaître l'objet précis que j'attendais et que j'avais craint de ne pas voir. Un yacht s'en vint du sud et jeta l'ancre tout juste en face du Ruff. C'était un bateau d'environ cent cinquante tonnes, et son enseigne blanche me montra qu'il appartenait à l'escadre. En conséquence je descendis au port avec Scaife, et nous engageâmes un batelier pour nous mener à la pêche.
Il faisait un après-midi calme et chaud. Nous prîmes à nous deux environ vingt livres de perches et d'églefins, et le bercement de la mer bleue me fit envisager la situation sous un jour plus riant. Au haut des blanches falaises du Ruff je voyais le rouge et le vert des villas, et en particulier le grand mât de pavillon de Trafalgar Lodge. Vers 4 heures, quand nous en eûmes assez de la pêche, je commandai au matelot de nous promener autour du yacht, qui semblait posé sur la mer comme un bel oiseau blanc prêt à prendre son essor. Scaife me déclara que ce devait être un bâtiment très vite, et pourvu d'une machinerie puissante.
Il se nommait l’Ariadne, comme me l'apprit le béret d'un de ses hommes occupé à astiquer des cuivres. Je lui adressai la parole, et il me répondit dans l'aimable parler de l'Essex. Un autre matelot qui survint échangea quelques mots avec moi dans un anglais indéniable. Notre batelier entama une conversation avec l'un d'eux au sujet du temps, et nous restâmes ainsi quelques minutes à nous balancer à une longueur d'aviron des écubiers de tribord.