Les Trente-Neuf Marches - Страница 18

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Je donnai un grand effort et quittai mon arête pour m'enfoncer dans la lande avant qu'aucune forme humaine eût surgi de la crête derrière moi. Je franchis un torrent, et arrivai sur une grande route qui faisait communiquer deux vallées. Devant moi s'étendait un large espace de bruyère en pente dont le sommet se couronnait d'un maigre plumeau d'arbres. Dans le talus longeant la route s'ouvrait un portail, d'où un sentier envahi d'herbes menait sur la première ondulation de la lande.

J'escaladai le talus et suivis le sentier. Au bout de cent mètres – sitôt hors de vue de la grande route – l'herbe cessait et il devenait un chemin très respectable, entretenu avec un soin évident. Nul doute qu'il allât à une maison, et l'envie me vint de faire comme lui. Jusque-là, ma veine s'était maintenue, et il se pouvait que ma meilleure chance m'attendît dans cette habitation écartée. En tout cas il y avait là-bas des arbres, et par conséquent du couvert.

Au lieu de suivre le chemin, je pris le lit du torrent qui coulait à sa droite, où la fougère poussait dru et dont les berges surélevées formaient un abri passable. Ma prudence était justifiée, car je n'eus pas plus tôt gagné ce creux qu'en me retournant je vis la meute surgir au sommet de l'arête d'où je venais de descendre.

Je cessai alors de me retourner; je n'en avais pas le loisir. Je courais le long du torrent, me baissant aux endroits découverts, et la plupart du temps à gué dans l'eau peu profonde. Je rencontrai une maisonnette abandonnée avec les restes d'une meule de tourbe, et un jardin envahi de végétations folles. Puis j'arrivai dans une prairie fraîchement coupée, et aussitôt après sur la lisière d'un bosquet de sapins courbés par le vent. De là je vis les cheminées de la maison qui fumaient à quelque cent mètres sur ma gauche. J'abandonnai le torrent, franchis un autre talus – au-delà duquel j'eus sous les pieds, quasi sans m'y attendre, une pelouse négligée. Un regard en arrière m'apprit que j'étais hors de vue de la meute, laquelle n'avait pas encore dépassé la première ondulation de la lande.

La pelouse était très négligée, taillée non à la tondeuse mécanique mais à la faux, et ornée de massifs de rhododendrons broussailleux. Un couple de coqs de bruyère, oiseaux qu'on voit peu dans les jardins, s'envola à mon approche. La maison en face de moi était la ferme banale des pays de lande, mais il s'y accolait une annexe plus prétentieuse blanchie à la chaux. Cette aile se prolongeait par une véranda vitrée, où derrière les carreaux je vis un gentleman âgé qui me regardait avec mansuétude.

Je franchis la bordure de grossier cailloutis et pénétrai dans la véranda par la porte ouverte. L'intérieur formait une pièce agréable, des vitres d'un côté, et de l'autre une muraille de livres. D'autres bouquins s'entrevoyaient dans la pièce suivante. Sur le sol, en guise de meubles, reposaient des vitrines comme on en voit dans les musées, pleines de monnaies et de bizarres ustensiles de pierre.

Il y avait dans le milieu un bureau américain, et assis à ce bureau, devant des papiers et des volumes ouverts, se tenait le paterne vieux gentleman. Sa figure était ronde et luisante, comme celle de Mr Pickwick, de grosses lunettes chevauchaient le bout de son nez, et le dessus de son crâne était aussi lisse et dénudé qu'un cul de bouteille. À mon entrée, il ne fit pas un mouvement, mais haussa ses placides sourcils, et attendit que je prisse la parole.

Il n'était guère facile, ayant à peine cinq minutes de répit, d'expliquer à un inconnu qui j'étais et ce que je désirais, et d'obtenir son assistance. Je ne l'essayai pas. L'œil de cet homme me parut si vif et perspicace, que je fus incapable de trouver un mot. Je restai à le contempler en balbutiant.

– Vous avez l'air pressé, mon garçon, dit-il avec calme.

D'un signe de tête je désignai la fenêtre. Elle donnait vue sur la lande par une trouée dans le bosquet, et révélait à un mille de distance plusieurs personnages qui s'avançaient à travers la bruyère.

– Ah ah! je vois, dit-il.

Et s'emparant d'une paire de jumelles marines, il examina tranquillement les personnages.

– On fuit la justice, hein? Eh bien! nous étudierons l'affaire à loisir. En attendant je m'oppose à voir mon domicile envahi par ces lourdauds de policiers campagnards. Entrez dans mon cabinet, vous y verrez deux portes en face de vous. Prenez celle de gauche et enfermez-vous. Vous serez parfaitement en sûreté.

Et cet homme extraordinaire se remit à écrire.

Je suivis ses instructions et me trouvai dans une petite chambre noire à odeur de produits chimiques, et éclairée uniquement par une étroite lucarne tout en haut de la muraille. La porte s'était refermée derrière moi avec un déclic métallique, telle une porte de coffre-fort. Une fois de plus je rencontrais un asile inespéré.

Néanmoins je ne me sentais pas à mon aise. Il y avait dans ce vieux gentleman un quelque chose qui m'intriguait et qui m'effrayait presque. Il avait été trop aimable et trop accueillant: on eût dit qu'il m'attendait. Et son regard m'avait paru terriblement perspicace.

Aucun bruit ne me parvenait dans cette pièce obscure. Rien n'empêchait que les policiers fussent en train de fouiller la maison, et dans ce cas ils voudraient savoir ce qu'il y avait derrière cette porte. Je tâchai de m'armer de patience, et d'oublier la faim qui me tourmentait.

Puis je vis la chose sous un jour plus sympathique. Le vieux gentleman ne pouvait décemment me refuser à manger, et je me mis à évoquer mon déjeuner. Des œufs au lard me suffiraient à la rigueur, mais il me fallait tout un quartier de lard et un demi-cent d'œufs. Et alors, tandis que cette perspective me mettait l'eau à la bouche, il se fit un déclic, et la porte s'ouvrit.

Je me retrouvai au grand jour, et vis dans la pièce qu'il nommait son cabinet, le maître de la maison assis dans un fauteuil et me considérant d'un œil singulier.

– Sont-ils partis? demandai-je.

– Ils sont partis. Je leur ai persuadé que vous aviez franchi la montagne. Je ne veux pas que la police s'interpose entre moi et quelqu'un dont je suis enchanté de faire la connaissance. Voici un matin heureux pour vous, monsieur Richard Hannay.

Tandis qu'il parlait, ses paupières tressaillirent et parurent s'avancer un peu au-dessus de ses yeux gris perçants. Je me rappelai dans un éclair l'expression qu'avait eue Scudder en me décrivant l'homme qu'il redoutait le plus au monde. Cet homme, d'après lui, «pouvait s'encapuchonner les yeux à la manière d'un épervier». Et je compris que je m'étais jeté tête baissée dans le quartier-général de l'ennemi.

Mon premier mouvement fut d'étrangler le vieux scélérat et de gagner le large. Il parut deviner mon intention, car il sourit aimablement, et d'un signe de tête me montra la porte derrière moi. Je me retournai, et vis deux serviteurs qui me tenaient sous leurs revolvers.

Il savait mon nom, mais il ne me connaissait pas de vue. Et cette réflexion, en me traversant l'esprit, m'inspira un faible espoir.

– Je ne sais ce que vous voulez dire, répliquai-je avec rudesse. Qui donc appelez-vous Richard Hannay? Je m'appelle Ainslie.

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