Le Voleur dOr (Золотой вор) - Страница 82
Les deux femmes s’installaient alors sur les chaises de paille qui meublaient l’austère parloir, n’ayant pour auditeur qu’un grand Christ d’ébène suspendu au mur blanchi à la chaux. Eugénie Drapier racontait à son amie, la sœur Sainte-Eudoxie, les malheurs de son existence.
Elle ne lui cachait rien de ses appréhensions premières. Elle ne dissimulait point qu’elle avait pris son mari pour un assassin, qu’elle avait été prête à lui pardonner ses crimes et que, lorsqu’elle avait appris sa trahison et sa duplicité, elle avait résolu de rompre avec lui, de ne jamais le revoir, jamais, au grand jamais…
— Je veux entrer dans les ordres ! articulait Eugénie Drapier, je veux être carmélite comme toi !
— Hélas ! articulait la religieuse, tu sais bien que nos couvents n’existent plus !
— Ils n’existent plus en France, articulait Eugénie, mais il y en a à l’étranger ! Aide-moi à partir, à fuir d’ici, je te jure que j’ai la vocation…
La religieuse esquissait un geste vague. Elle en avait vu beaucoup, de ces néophytes enthousiastes, et peut-être avait-elle assisté à bien des scènes de désespoir, à bien des regrets !
Toutefois, c’était un esprit supérieur qui savait que plus les désirs de ce genre sont spontanés et farouches, moins il faut les heurter par des refus directs.
Sans répondre par une promesse à la demande que lui adressait Eugénie Drapier, sœur Sainte-Eudoxie voulut se faire préciser les détails, les malheurs d’Eugénie, sachant par expérience qu’à force de dire ses peines on finit par les oublier.
C’est ainsi qu’elle apprenait dans ses détails la mystérieuse histoire des assassinats survenus et la tragique mort de celle qui avait été la maîtresse de Léon Drapier, de cette infortunée Paulette de Valmondois.
Eugénie Drapier était bien trop troublée pour remarquer quelque chose, sans quoi elle se serait aperçue, en prononçant le nom de la demi-mondaine, qu’elle avait involontairement fait tressaillir la religieuse qui l’écoutait.
Au bout de quelques instants, sœur Sainte-Eudoxie demandait à son amie :
— Tu es mariée depuis quinze ans, mon amie ; c’est une bien grave décision que celle que tu viens de prendre ! Quitter ton mari, mon Dieu ! Passe encore ! Mais tu dois avoir des enfants ?
Eugénie rétorqua, l’œil sec :
— Le ciel n’a pas béni notre union, je n’ai pas d’enfants, c’est peut-être de là que vient tout le mal. Si j’étais mère, je serais plus indulgente et la trahison de mon mari m’inquiéterait d’autant moins que je serais sûre de l’affection des enfants nés de notre amour. Tandis que, maintenant, étant donné que nous sommes l’un en face de l’autre, jamais je ne pourrai me résoudre à la moindre concession et j’ai décidé de le quitter… J’ai décidé d’entrer dans les ordres.
Eugénie Drapier s’arrêtait de parler pour prêter l’oreille à des exclamations soudaines qui venaient de retentir.
Elle regarda la religieuse, sœur Sainte-Eudoxie se mit à sourire.
— Ce n’est rien ! dit-elle, la classe vient de finir et c’est la récréation qui commence.
Sans en avoir l’air, la religieuse attirait insensiblement son amie vers la fenêtre du parloir. Elle l’avait prise par le bras, elle l’obligeait à regarder.
Dans le jardin, derrière la maison, se trouvaient une demi-douzaine de petits enfants, garçons et filles, qui jouaient joyeusement.
Le plus âgé pouvait avoir cinq ou six ans peut-être. Trois braves femmes les suivaient pas à pas, s’occupant d’eux sans cesse, veillant sur leur sécurité.
Les petits n’avaient pas l’air d’être des enfants de riches, on les devinait pauvrement vêtus sous leurs grands tabliers uniformément pareils, à carreaux bleus et blancs.
Sœur Sainte-Eudoxie expliqua :
— Vois-tu, Eugénie, nous nous adonnons désormais à l’éducation, à renseignement. Ces petits que tu vois là nous sont à charge, car nous ne sommes pas riches, et nous ne voudrions pas nous en séparer car ce sont de pauvres petits déshérités de la nature. Leurs parents ont disparu, morts, souvent dans de tragiques circonstances, ils ont des origines qui leur feraient le plus grand tort, qui fait que ceux qui s’en occupent ne veulent point se mêler aux autres enfants.
« Ils ne peuvent qu’avoir un espoir dans la vie, c’est qu’on ignore leurs antécédents. Fils d’assassins, enfants de criminels, malheureux êtres engendrés par des filles perdues, voilà quels sont nos protégés…
En écoutant parler la sœur Sainte-Eudoxie, les yeux d’Eugénie Drapier étaient devenus humides.
— Pauvres petits ! murmura-t-elle.
La religieuse prenait le bras de son amie, le serrait affectueusement.
— Je sais que tu souffres et je te plains ! Au surplus, qui donc ici-bas ne porte point sa croix !… Rends-toi compte, Eugénie, que tu n’es pas la seule, et qu’il existe de pauvres petits êtres qui, dès le premier âge de l’enfance, sont condamnés à perpétuellement souffrir, à perpétuellement lutter.
« Eugénie, crois-moi, c’est en s’intéressant au malheur des autres que l’on oublie ses propres chagrins. Tu n’es point faite pour t’en aller dans nos couvents lointains, pour accepter la règle rigoureuse de nos ordres religieux. Par contre, je te connais, je sais que ton cœur est gonflé de tendresse maternelle et qu’il souffre de ne point avoir un enfant. Eugénie, tu es riche, libre d’agir à ta convenance, laisse-moi te donner un conseil. Cherche autour de toi à soulager une infortune, fais comme nous faisons, nous, les filles stériles qui nous sommes vouées à Dieu.
« Occupe-toi de l’enfance et sauve, en le protégeant, un pauvre être innocent. Je t’assure que là est le devoir de la femme qui se replie sur elle-même… Fais comme nous, Eugénie, songe à ce que je te dis…
Cependant que la religieuse parlait de la sorte et que le murmure de sa voix retentissait à l’oreille d’Eugénie Drapier comme une musique douce et persuasive, la femme du directeur de la Monnaie ne pouvait détacher son regard des enfants qui jouaient dans le jardin.
L’un d’eux, tout particulièrement, attirait et retenait son attention.
Elle l’observait, tout émue, sentant son cœur battre.
C’était un joli bébé, au visage rose et joufflu, aux yeux bleus pleins de candeur.
De grandes boucles blondes frisaient autour de sa nuque et de ses tempes.
— Oh ! le bel enfant ! articula naïvement Eugénie Drapier, il me semble que si je pouvais l’aimer, je me sentirais plus heureuse !
Sœur Sainte-Eudoxie, à ces mots, tressaillit violemment.
— C’est un orphelin ! articula-t-elle.
Eugénie la considéra, puis joignant les mains :
— Je t’en supplie, ne réponds pas non. Eudoxie, tes paroles m’ont touchée jusqu’au fond du cœur, et je sens que mon âme s’éveille à cet irrésistible sentiment de la maternité qui nous tourmente toutes, nous autres femmes. Je veux aimer un enfant, je veux aimer celui-là ! Dis-moi que je peux le prendre, m’occuper de son sort, que je peux espérer qu’un jour il me regardera de ses bons yeux tendres, qu’il saura me rendre l’affection, le dévouement que je suis prête à lui donner.
Une seconde, sœur Sainte-Eudoxie hésitait.
— Pourquoi cet enfant, interrogeait-elle, plutôt qu’un autre ?
— Parce que, articula Eugénie Drapier, quelque chose de mystérieux et d’incompréhensible, invinciblement, m’attire vers lui…
La religieuse murmura à part :
— Décidément les desseins de Dieu sont impénétrables.
Elle faisait un signe par le fenêtre, une des femmes qui s’occupait des enfants s’approcha d’elle, sœur Sainte-Eudoxie lui murmura quelques mots à l’oreille. Quelques instants après, dans le parloir glacial, un gros bébé tout rose entrait, le visage animé, l’œil brillant.
Eugénie Drapier, dont le visage rayonnait, se précipitait vers lui.
La religieuse s’interposa :
— J’ai hésité jusqu’à présent à te le dire, dit-elle lentement en regardant son amie, mais ma conscience m’oblige à te prévenir.