Le pendu de Londres (Лондонская виселица) - Страница 10
Appuyée au bastingage de bâbord du pont des secondes classes, une jeune femme demeurait pensive.
Elle était vêtue d’un long vêtement noir, et n’était la plume blanche qui ornait sa toque, on l’aurait prise pour une personne en deuil.
La voyageuse, qui pouvait avoir vingt ans au plus, était jolie, soigneusement habillée, mais son visage semblait empreint d’une grande tristesse. Elle frissonnait, comme sous le coup d’une vive émotion.
Soudain, alors que le Victoriaallait définitivement perdre tout contact avec la terre et le port, la jeune passagère à l’attitude douloureuse laissa échapper un cri violent.
Ses bras s’écartèrent, ses yeux démesurément, s’ouvrirent, puis instinctivement, comme si elle venait d’être surprise par une apparition redoutable ou terrifiante elle recula en arrière et s’en fut tomber inerte, à demi évanouie, sur l’une des confortables bergères d’osier qui étaient placées le long des cabines du pont.
L’émotion, la défaillance de la jeune femme passèrent inaperçues des passagers qui l’entouraient, car ceux-ci, avaient eux aussi, éprouvé la même surprise. Tous, sans s’inquiéter de la voyageuse reculée en arrière, se pressaient le long du bastingage ou couraient à l’arrière du bâtiment, pour ne rien perdre du spectacle dont ils venaient d’apercevoir le commencement.
Fendant soudain la foule qui encombrait la jetée, se frayant un passage jusqu’au ras même de la porte de l’écluse, un homme, en dépit des observations et même des bourrades que lui octroyaient ses voisins, s’était précipité.
En dépit de la largeur de l’écluse, les flancs du Victoriaétaient si larges qu’ils touchaient presque les portes du bassin.
Pour éviter des contacts meurtriers à la carène du navire, on avait disposé, comme d’habitude, tout le long du bordage, de gros ballons en filin attachés par des câbles aux superstructures du pont.
Or, cet homme, profitant de la stupéfaction que sa course rapide déterminait, et avant que personne eût songé à le retenir, à l’empêcher d’entreprendre une aussi périlleuse aventure, s’était précipité sur le flanc du navire, se servant d’un ballon de filin comme d’un piédestal, puis, avec une agilité inouïe, grimpant le long du cordage amarré au haut du pont, il avait atteint le bastingage le plus élevé.
C’était un personnage d’une quarantaine d’années, stupéfiant acrobate, robuste, le visage énergique, de longs cheveux noirs qui bouclaient sur la nuque, une forte moustache, des favoris épais.
Lorsqu’il parvint au terme de sa périlleuse entreprise, les applaudissements crépitèrent.
Sans doute, il s’agissait là d’un voyageur qui, mis en retard par une cause quelconque, n’avait pas hésité à sauter à bord du Victoria, comme on monte dans le tramway en marche.
En voyageur qui a l’habitude des paquebots, il avisa un escalier et s’y lança impétueusement. L’escalier menait aux cabines des deuxièmes classes.
L’énigmatique personnage fit quelques pas rapides dans l’entrepont et soudain poussa une exclamation à laquelle un cri de joie répondit.
Il venait de se trouver face à face avec la jeune et jolie voyageuse que sa montée à l’assaut du navire avait tant impressionnée.
— Françoise Lemercier…
— Garrick…
Ces deux êtres s’étaient aussitôt reconnus et ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre.
Cependant que sur les lèvres du personnage, qui n’était autre, en effet, que le docteur Garrick, se pressaient de nombreuses questions, la jeune femme s’abandonnant à l’émotion heureuse et inespérée de retrouver ce compagnon, que sans doute elle n’attendait pas, laissait aller la tête sur son épaule, tout en donnant libre cours à ses larmes.
Garrick interrogeait :
— Françoise, ma chère Françoise, m’expliqueras-tu ?… que fais-tu ici ?
— Je suis folle, murmura-t-elle… c’est épouvantable, c’est effrayant, tu sais, n’est-ce pas ?… Garrick…
— J’ai reçu ta lettre, ma chérie…, lettre incompréhensible… j’ai couru chez toi aussitôt après, mais tu étais déjà partie… heureusement tu m’expliquais ton but… un train se trouvait en partance, par bonheur il m’a amené assez à temps de Londres à Liverpool, pour que j’aie pu te rejoindre… c’est ainsi que j’ai appris.
— Daniel… Daniel, dit la jeune femme, qui de nouveau se laissait aller à sa douleur incommensurable, mon pauvre petit Daniel, qu’est-il devenu ?…
Garrick, à ces mots crispa les poings :
— Qui donc s’est permis de nous troubler ?… en plein bonheur.
Puis, menaçant du geste un ennemi imaginaire, un adversaire inconnu, l’amant de Françoise Lemercier, car c’était bien, en effet, la maîtresse du dentiste de Putney qui se trouvait là, poursuivit :
— Ah ! si seulement j’avais pu me douter… oui, ce doit être « lui » qui a voulu reprendre son enfant…
Mais, au fait, Françoise, comment se fait-il que tu sois à bord de ce paquebot ?… pourquoi veux-tu partir en Amérique ?…
— Je pars chercher Daniel, je n’aurai de cesse, que Daniel une fois retrouvé…
— Françoise, je veux t’aider à retrouver ton enfant, poursuivit Garrick. Cela ne me dit toujours pas tes intentions, pourquoi tu pars pour le Canada ?
— Pourquoi ! s’écria Françoise Lemercier, qui paraissait surprise d’une telle interrogation, convaincue sans doute qu’il n’y avait pas, pour retrouver son fils, d’autre solution à adopter que celle qui consistait à s’embarquer à destination de Montréal.
Garrick lui imposa silence ; il murmura à son oreille :
— Descendons dans ta cabine, veux-tu ?… nous causerons plus librement.
***
Françoise Lemercier, jeune Française, mariée à un Canadien et séparée de son époux depuis qu’elle exerçait la profession d’artiste, était non seulement la mère d’un délicieux bambin de dix-huit mois, enfant blond, aux yeux clairs, mais encore la maîtresse du docteur Garrick.
Ce dentiste était marié. Et il ne bénéficiait pas de la sympathie de ses voisins. On le tenait pour un être mystérieux, étrange, perpétuellement en voyage… Dans le voisinage de sa maîtresse, bien que beaucoup moins connu, beaucoup moins remarqué, il n’était pas l’objet d’une beaucoup plus grande considération.
On se rendait parfaitement compte que cet homme qui venait voir son amie en cachette, qui prenait les plus grandes précautions pour se dissimuler lorsqu’il entrait ou sortait de chez Françoise Lemercier, devait avoir quelque chose à cacher.
Françoise Lemercier était plus sympathique que Garrick aux habitants de Jewin Street.
La jeune femme était modeste, réservée, accueillante et serviable. Avait-on besoin d’elle, qu’elle se mettait toujours aimablement à la disposition de ses voisins. Toutefois « la Française », comme on disait, n’était guère loquace. Elle avait beau parler assez correctement l’anglais, elle restait muette sur sa vie privée.
On attribuait cela à la pudeur qu’elle éprouvait, peut-être même à la honte qu’elle ressentait de vivre en concubinage avec un homme marié, sûrement…
***
Or, alors qu’elle était rentrée et qu’elle avait trouvé l’appartement vide, le petit Daniel avait disparu, Françoise avait fixé son regard sur un journal qui traînait sur la table.
Machinalement, Françoise Lemercier en avait lu le titre : Le Précurseur, et soudain la malheureuse s’était écroulée sur le plancher, en proie à une nouvelle émotion, en proie à une lueur d’espoir.
La découverte de ce journal venait de lui ouvrir des horizons nouveaux.
Le Précurseur, c’était en effet une feuille canadienne qui se publiait à Montréal. Françoise Lemercier n’était pas abonnée, elle ne la recevait jamais.
Ce journal avait donc fait son apparition chez elle depuis quelques instants à peine, pendant sa malencontreuse absence, pendant les dix minutes qui avaient suffi au mystérieux ravisseur pour lui dérober son enfant… N’était-ce pas le ravisseur lui-même qui avait involontairement laissé traîner derrière lui ce document révélateur ?