Le mariage de Fantomas (Свадьба Фантомаса) - Страница 5
— Ces monsieur et dame, déclara-t-il, avec un sourire équivoque, seront tout à fait tranquilles ici ; s’ils veulent bien me commander le dîner tout de suite, je ne les ferai pas attendre.
Le couple jeta un regard distrait sur la carte, puis, commanda un repas frugal dont le garçon prit bonne note.
— Du champagne, naturellement ?
Mais la dame voilée hocha la tête. Son compagnon commanda simplement :
— Une bouteille d’eau minérale.
Lorsque Casimir se fut retiré, l’homme s’excusa :
— Je suis désolé, mademoiselle, fit-il, de vous avoir amenée dans un endroit aussi peu digne de vous, mais nous sommes sûrs de n’être pas remarqués.
Avec grâce et lenteur, la jeune personne enlevait sa voilette :
— C’est parfait comme cela, Monseigneur, dit-elle, au surplus, nous n’allons pas nous éterniser ici.
Les deux mystérieux convives du petit restaurant d’Auteuil que Casimir et son patron prenaient pour des amoureux, n’étaient autres, en effet, que don Eugenio, infant d’Espagne, et la jeune fille avec laquelle il s’était entretenu deux heures auparavant dans sa majestueuse demeure de la rue Erlanger.
À la grande surprise du garçon, ce couple acheva rapidement son dîner, puis disparut. Les amoureux, si c’en était, n’avaient pas passé, en tout, plus de trois quarts d’heure dans l’établissement.
Silencieux, marchant vite l’un à côté de l’autre, ils regagnèrent, par les rues désertes d’Auteuil, la rue Erlanger, plus déserte encore. Par une porte de service, ils pénétrèrent dans l’hôtel, mais, comme ils entraient dans le vestibule, et que l’infant d’Espagne tournait le commutateur, la jeune fille et lui-même sursautèrent. Au milieu du hall, on avait posé une grande bière oblongue, ornée de poignées d’argent. Tous deux s’étaient arrêtés, tressaillaient, n’osant se regarder. L’infant prit la parole :
— Montez, mademoiselle, montez dans votre chambre, je vous en prie, mademoiselle, remettez-vous. Je vous jure que vous n’avez rien à craindre.
La jeune fille leva les yeux vers lui :
— Je vous crois, monseigneur, fit-elle. J’ai en vous une absolue confiance.
Elle réprimait cependant d’involontaires frissons. La gorge serrée, et comme si les mots en sortaient avec peine, elle demanda au terme d’un silence :
— Je crois que le moment est venu. Cette boisson, où est-elle ?
— Je vais vous la chercher, déclara l’infant qui disparut pour quelques instants.
Il revint avec une fiole dont il vida le contenu dans un verre. La jeune fille prit le verre des mains de don Eugenio, le vida d’un trait. Elle releva la tête, et, d’un pas résolu, traversa la pièce dans laquelle elle s’était tenue tout l’après-midi. L’infant la suivit dans la chambre voisine au milieu de laquelle se trouvait un grand lit à colonnes autour duquel on avait disposé des couronnes de fleurs, des cierges, que l’infant, d’un geste machinal, déplaçait pour livrer passage à la jeune fille.
— Monseigneur, je n’ai plus besoin de vous, vous pouvez vous retirer.
L’infant se pencha vers elle et mit un genou en terre, lui prit les mains, les baisa respectueusement :
— Jamais, mademoiselle, déclara-t-il d’un ton pénétré, je n’oublierai le dévouement que vous avez en cette circonstance, la générosité avec laquelle vous nous sauvez tous du déshonneur.
— Retirez-vous, monseigneur.
— Je vais prier Dieu pour vous.
Lorsqu’elle fut seule, la jeune fille se dévêtit en hâte, elle dénoua ses cheveux qu’elle laissa tomber sur ses épaules et s’enveloppant ensuite d’un grand peignoir de soie, elle s’étendit sur le lit et ne tarda pas à s’y endormir d’un sommeil cataleptique.
***
— Alors c’est ici, Dégueulasse ?
— Faut croire, mon vieux Fumier, pas moyen d’ailleurs de se tromper, on nous a dit la plus chic taule de la rue Erlanger et celle-ci m’a l’air d’être un peu là.
Deux hommes étaient descendus du grand fourgon vert. Ceux qui virent ce véhicule s’arrêter au milieu de la rue Erlanger reconnurent la voiture des pompes funèbres qui venait apporter les tentures murales et les décorations funéraires. Les rares passants s’écartaient instinctivement devant les deux hommes qui descendaient du véhicule. Deux êtres aux aspects sinistres : l’un, la face rougeaude et enluminée, l’autre les yeux creux comme des cavernes et le teint terreux. Tous deux vêtus de l’habit noir, coiffés du chapeau de cuir bouilli, qui sont l’uniforme des croque-morts de Paris.
Les deux hommes, d’un pas lourd, se rapprochaient de l’hôtel de l’infant.
— Crois-tu, murmura l’un d’eux, crois-tu, Dégueulasse, qu’on en fait un métier ? Passer son temps à charrier des cadavres, c’est pas une existence pour d’honnêtes gens comme nous.
— Bah, fit l’autre, philosophe, mon vieux Fumier, inutile de se frapper, ça n’y change rien. Dans le temps nous étions des boueux. On ramassait les ordures faites par les bourgeois. Maintenant on trimballe les bourgeois eux-mêmes. Peu importe le fourbi du moment qu’il y a toujours la thune au bout, à la fin de la journée.
« Le plus embêtant, poursuivit Dégueulasse, c’est qu’avec ce turbin-là on n’a pas le temps d’aller prendre un verre avant une heure, quelquefois deux de l’après-midi.
— Ça dépend, des fois on trouve dans la clientèle des gens qui vous rincent. Mais c’est pas chez les riches que ça arrive. Rien qu’à en juger par la taule où nous allons travailler ce matin, on pourra toujours se bomber pour licher quelque chose.
Un domestique en livrée venait au-devant des croque-morts.
— Par ici, messieurs, leur dit-il.
Et il les précéda dans le hall de l’hôtel où se trouvait la bière, apportée la veille.
Dégueulasse la chargea sur ses épaules.
— Où c’est-y qu’on va ? demanda-t-il à voix basse.
Ils entrèrent dans la chambre mortuaire.
La morte était là, rigide, immobile, le visage blafard, les lèvres bleuies. Autour d’elle se répandait une violente odeur d’encens et de fleurs. La pièce était plongée dans une demi-obscurité, à laquelle cependant les nouveaux arrivants ne tardèrent pas à s’habituer.
Dégueulasse posa la lourde bière à terre à côté du lit, cependant que son compagnon, relevant le drap, enveloppait le corps souple et gracieux dans le vaste linceul. Les deux hommes se firent un signe, puis brusquement, enlevèrent le corps et le déposèrent sur le capiton de satin de la bière.
En l’espace de quelques secondes, ils fermèrent le cercueil, l’emportèrent, le descendirent au rez-de-chaussée où les employés des pompes funèbres achevaient de dresser la chapelle ardente.
Tous alors se retirèrent et les croque-morts allèrent se dissimuler dans un coin du jardin. Conformément aux ordres qu’ils avaient reçus, ils devaient y attendre, l’arrivée du corbillard pour y placer le cercueil à l’heure du départ.
***
Une foule assez nombreuse arrivait.
C’étaient des personnages officiels, puis quelques femmes vêtues de noir qui défilaient silencieusement devant la chapelle ardente installée à l’entrée de l’hôtel. Les femmes se signaient en passant, les hommes s’inclinaient. On se rendit ensuite dans une vaste pièce du rez-de-chaussée où l’infant et quelques personnes de son entourage reçurent les condoléances.
Jamais on n’aurait cru qu’il s’agissait des obsèques d’une princesse de sang royal. Il devait y avoir là-dessous quelque mystère, mais nul ne paraissait autrement surpris de la chose.
Dégueulasse et Fumier, les deux croque-morts, commençaient à s’ennuyer ferme dans le jardin dont l’ordonnateur leur avait recommandé de ne point sortir, cela parce que leur réputation d’ivrognes était établie et qu’il était avéré que dès qu’ils avaient une minute de liberté, ils se rendaient pour boire au cabaret le plus proche.
Ils étaient là depuis trois quarts d’heure environ lorsqu’ils entendirent un léger coup de sifflet.
— C’est pour nous, fit Dégueulasse, on va se débiner.