La mort de Juve (Смерть Жюва) - Страница 47
— Vous avez la lettre ?
— J’ai une lettre pour vous et une lettre pour les deux agents qui vous ont arrêté : MM. Nalorgne et Pérouzin. Je vais ouvrir cette lettre.
M. Langlois, froidement, ouvrant une lame de son canif, l’introduisit par le coin de l’enveloppe et avec une lenteur grave, en tira la lettre.
— Ah, tonnerre, qu’est-ce que cela veut dire ?
En même temps, il arrachait la feuille de papier à lettre des mains du magistrat, il la regardait sur toutes ses faces, il la tournait, la retournait, l’inspectait par transparence : les quatre pages étaient blanches, rigoureusement blanches, parfaitement blanches.
— Et pourtant, monologuait Fandor, et pourtant que diable, j’ai vu Fantômas l’écrire, cette lettre ; je l’ai eue entre mes mains, je l’ai lue, voilà ici un coup d’ongle que j’ai moi-même marqué quand j’étais dans l’oubliette.
Tranchant avec le ton emporté du journaliste, la voix froide et ironique de M. Langlois :
— Du moment que cette lettre est blanche, vous conviendrez, monsieur Fandor, qu’elle n’a plus aucune importance.
Mais Fandor n’écoutait même pas ; il continuait à retourner la lettre en tous sens, puis il tirait son portefeuille, il examinait sur un papier maculé d’encre un pâté qu’il y avait fait :
— Pourtant, monologuait Fandor, il n’écrivait pas avec de l’encre sympathique, l’une de ces encres qui disparaissent après un certain temps, puisque voici un bout de papier que j’ai ramassé dans le souterrain, bout de papier sur lequel il avait secoué son stylographe et que l’encre tombée de sa plume sur ce papier ne s’est pas effacée. Alors, pourquoi sur cette lettre ?
Jérôme Fandor allait et venait dans le cabinet d’instruction, tapait des pieds et se tordait les mains, haussait les épaules :
— Je donnerais ma tête à couper que je suis victime d’un truc absolument extraordinaire. Oui, mais quel truc ?
Soudain, Jérôme Fandor qui s’étonnait surtout de la différence qu’il y avait entre la lettre devenue blanche et le pâté d’encre resté noir sur le papier qu’il possédait, Jérôme Fandor qui ne pouvait comprendre que l’encre fût devenue sympathique sur la lettre de Fantômas et ne l’eût pas été sur l’enveloppe où l’adresse était demeurée, Jérôme Fandor, interrogeait d’une voix haletante :
— Et les lettres de Nalorgne et Pérouzin ? la lettre pour ces messieurs plutôt ? est-elle arrivée ?
— En effet, monsieur Fandor, il y a une lettre pour MM. Nalorgne et Pérouzin. Veuillez vous rasseoir, je vais convoquer ces agents, ils liront cette lettre devant vous, et si, quelque chose y est inclus qui soit utile à votre affaire, vous pourrez immédiatement en prendre connaissance.
Quelques instants plus tard, les deux inspecteurs étaient introduits dans le cabinet, recevant des mains de M. Langlois la lettre de Fantômas, et le magistrat priait Nalorgne d’en prendre connaissance.
Nerveux, tenant toujours sa propre lettre, sa lettre si mystérieusement devenue blanche, Fandor guetta la physionomie des deux agents.
— Nous allons rire, pensait le journaliste. À la rigueur, j’admets que Fantômas ait voulu se débarrasser de moi, qu’il ait truqué sa lettre m’innocentant, qu’il m’ait indignement trompé, mais j’imagine que s’il a pris soin de m’annoncer que Nalorgne et Pérouzin étaient des agents à lui, des misérables devenus ses complices, c’est que c’est bien là une réalité. Donc il veut s’en venger, donc il a dû les accuser dans cette lettre, donc je vais assister à leur confusion. Ce sera toujours ça de pris.
Mais il était écrit que Fandor irait de stupéfactions en stupéfactions. Nalorgne se décidait enfin à rompre l’enveloppe. Il en tirait une lettre. Une lettre écrite très lisiblement, mais à peine Nalorgne avait-il jeté les yeux sur cette lettre qu’il parut plongé dans une stupéfaction profonde.
Lui aussi s’exclamait comme, quelques instants avant, s’était exclamé Fandor.
— Mais je ne comprends rien du tout à ce que cela signifie ? déclara l’agent de la Sûreté, c’est du chinois, de l’arabe.
— Comprenez-vous ce document ? demanda le juge.
— Non, dit Fandor, pas du tout.
La lettre adressée à Nalorgne et à Pérouzin, était en réalité composée d’une série de mots sans suite. Cette fois Fandor en demeura muet. Autour de lui tout dansait, tout tournait, dans une sarabande effroyable : le juge d’instruction, Nalorgne, Pérouzin, le greffier, les deux gardes, le mobilier du cabinet, tout valsait dans l’esprit de Fandor. Le jeune homme tituba, fut sur le point de s’écrouler : un garde le soutint.
— Évidemment, concluait, avec une netteté tranchante le digne M. Langlois, évidemment, c’est très intéressant, très significatif, Monsieur Fandor. Vous avez voulu vous moquer de la Justice et pour moi, la preuve de votre culpabilité est largement faite par les mensonges saugrenus que vous aviez imaginés au sujet de ces deux lettres qui, disiez-vous, devaient vous innocenter. L’une est incompréhensible, l’autre est blanche, en conséquence…
Fandor, comme un fou, s’était levé. Il échappait à ses gardiens, il bondissait vers le juge d’instruction terrifié, il lui fourrait la lettre sous le nez avec une autorité qui n’admettait pas de réplique :
— Sentez : il est impossible que vous ne sentiez pas.
M. Langlois n’osait dire ni oui ni non. La mimique de Fandor l’affolait. Il savait que contrarier les fous est ce qu’il y a de plus dangereux au monde, aussi s’en garda-t-il soigneusement. Il huma, pour lui faire plaisir, le papier que Fandor lui mettait sous le nez.
Or, brusquement, comme il respirait ainsi, M. Langlois à nouveau écarquillait les yeux.
— Vous sentez, hein ? répétait Fandor.
— Oui.
— Et qu’est-ce que vous sentez, nom d’un chien ?
— L’oignon.
— L’oignon, je ne vous l’ai pas fait dire.
— Et quelle conclusion en tirez-vous ?
Alors Fandor s’emporta :
— Je comprends tout. L’aventure est limpide ! Parbleu oui, j’ai été joué par Fantômas, c’est bien à l’encre véritable qu’il écrivait, seulement, en même temps, il passait un morceau d’oignon sur les lignes qu’il venait de tracer. C’est un procédé connu, un procédé classique. Quand l’opération est faite habilement, quand l’oignon présente certaines qualités, il mange l’encre. Petit à petit il n’en reste plus trace. Ah, l’animal. Je comprends maintenant pourquoi il tenait à ce que la lettre ne m’arrivât que dans trois jours, il voulait laisser à la chimie le temps d’agir.
— Ce que vous dites est possible, mais rien ne le prouve. Cette lettre sent l’oignon, je le reconnais, l’oignon peut faire disparaître des traces d’écriture, mais, et voilà le point essentiel, il n’en reste pas moins que vous avez menti. Vous prétendiez que Fantômas avait écrit sous votre dictée, il n’a pas écrit sous votre dictée car alors vous l’auriez vu passer un morceau d’oignon.
— C’est absurde. Parbleu oui, il a passé de l’oignon sur sa lettre, mais il l’a passé subrepticement. Comment ? je ne le sais pas. Il peut y avoir vingt moyens. Je me rappelle, tenez, qu’il avait des manchettes fort longues et des boutons de manchettes volumineux. Ces boutons de manchettes étaient peut-être constitués par des oignons artistement truqués.
M. Langlois tendit un papier à Nalorgne et à Pérouzin.
— Ce que dit l’inculpé, déclarait le magistrat, n’a aucune vraisemblance et l’on peut en conséquence tenir ses déclarations pour non avenues. De tout ceci, il n’y a qu’une chose à retenir : le sieur Jérôme Fandor, arrêté sur l’ordre de Juve, a affirmé que son innocence éclaterait quand il arriverait deux lettres. L’une de ces lettres est blanche, l’autre est incompréhensible. Je clos mon instruction sur ce fait. Messieurs Nalorgne et Pérouzin, voici un mandat qui vous enjoint d’accompagner le sieur Jérôme Fandor à Paris, où je le renvoie devant le juge d’instruction déjà saisi des affaires de l’avenue Niel. Je vous recommande tout spécialement de faire grande attention au prévenu pendant le voyage, je vais d’ailleurs donner des ordres pour qu’on vous réserve un wagon spécial dans le train.