La mort de Juve (Смерть Жюва) - Страница 38
Irma de Steinkerque, à l’entrée du père Pié, s’était brusquement retournée, elle courait vers le brave homme qui, machinalement, enlevait sa casquette, elle lui entourait la tête de ses deux bras, elle l’embrassait au front en s’écriant :
— Et alors, Papa, comment ça va ?
Irma de Steinkerque n’était autre, en effet, que la fille du ménage Pié.
Irma Pié avait choisi ce nom ronflant alors que toute gamine, elle venait de quitter Saint-Martin pour entrer au « service » d’un étranger à Paris, dans le grand Paris qui la tentait comme il tente toutes les petites paysannes sachant lire correctement le journal au moins une fois par semaine, le dimanche.
Irma de Steinkerque, en réalité Irma Pié, n’était jamais revenue au pays voir ses vieux. Ce n’était pas une mauvaise fille. Elle n’avait pas honte de ses parents, mais plutôt elle éprouvait une certaine gêne à reparaître devant eux dans ses brillants atours de demi-mondaine, et elle avait peur que son élégance et sa richesse ne fissent scandale à Saint-Martin.
Irma Pié, dans sa crainte de revenir au pays, avait manqué de psychologie. En réalité, on la recevait les bras ouverts.
Ce n’était ni la mère, ni le père Pié qui pensaient à s’informer de la source de sa fortune.
Éblouis, émerveillés, ils tournaient autour de leur fille, en répétant « qu’elle était parée comme une châsse », que, « bien sûr elle avait eu raison de partir à Paris, puisqu’à Paris elle avait fait fortune », et ils emmêlaient leurs félicitations de renseignements sur les voisins, qu’Irma avait totalement oubliés, sur les récoltes, dont elle se moquait tout à fait.
— Et alors, concluait soudain le père Pié, comment se fait-il que te revoilà, ma petite ? quoi que c’est-y donc que tu viens faire ?
Là, hélas, l’aventure devenait moins amusante, et Irma se troublait.
Si la maîtresse de Prosper était revenue dans son pays, c’est qu’en réalité, persuadée que son mariage avec Juve allait prochainement se faire, grâce aux bons offices de Nalorgne et Pérouzin, elle avait jugé prudent de venir chercher ses papiers, mais elle était fort inquiète à l’idée qu’elle allait être par eux, forcément, obligée d’avouer son âge : quarante-sept ans.
La demi-mondaine trouvait moyen de répondre à ses parents de façon assez vague, car elle n’entendait nullement les mettre au courant, pour le moment du moins, de ses projets matrimoniaux et du genre de vie qu’elle menait.
Les Pié, d’ailleurs, après avoir écouté leur fille, avec une dévotion admirative, redevenaient à leur tour bavards.
Instinctivement, ils éprouvaient le besoin de ne point se laisser étonner par la « petite » qui revenait de Paris, qui n’avait que Paris à la bouche sans doute, était prête à les traiter en campagnards. Alors, ils lui contaient les étranges aventures du pays :
— Tu ne sais pas, Irma, que, nous aussi, on en a eu du nouveau depuis bientôt trois mois. Au château, il se passe des choses, mais des choses gui feraient tourner la terre à l’envers. Il y a des revenants, des chats de deux mètres, des chaînes, et le facteur Joseph, tu te rappelles bien, Joseph, t’as assez joué avec lui quand t’étais gamine ? Eh bien, le facteur Joseph il a été mordu à l’épaule par un mort.
Or, à mesure que parlait le père Pié, le visage d’Irma de Steinkerque se rembrunissait visiblement.
Irma songeait que, quelque temps avant, elle avait appris par une indiscrétion, le départ de son ex-amant, le cocher Prosper, pour les environs de Saint-Martin ; il avait soi-disant trouvé une place de concierge dans un grand château abandonné.
Si, par hasard, le renseignement était exact, si c’était bien Prosper, l’ancien cocher d’Hervé Martel, qui occupait le poste de concierge dans le château aux mystères, que fallait-il croire ? que fallait-il en inférer ?
En écoutant son père, Irma de Steinkerque frissonnait, car elle savait son amant capable de tout. Cela n’était pas rassurant pour elle, amenée par les circonstances à se trouver si près de lui.
Deux jours plus tard, le petit village de Saint-Martin dont Irma de Steinkerque, en grande hâte, était repartie, fort pressée de regagner Paris et de continuer à faire « sa cour » à Juve, était encore ému par la présence d’un étranger qui venait d’arriver. Cet étranger, que les gamins s’étaient montré du doigt lorsqu’il avait fait son apparition sur la petite place du pays, n’était autre que Jérôme Fandor.
Que faisait Fandor à Saint-Martin ?
***
Il avait fait un réel prodige et payé d’audace en s’emparant de la lettre à lui adressée par Hélène. Mais depuis qu’il avait lu les mots de la mourante, il était à vrai dire incapable de réfléchir, incapable d’une action sensée, d’une décision raisonnable.
Fandor, en arrivant à Cherbourg, en reconnaissant la fille de Fantômas dans la personne de la dactylographe d’Hervé Martel, avait, un instant, cru qu’il allait enfin toucher au bonheur, qu’il allait enfin pouvoir goûter les joies d’un amour qui jusqu’alors ne lui avait apporté que les plus cruelles tristesses.
Puis, des calamités terribles s’étaient à nouveau abattues sur le journaliste et voilà qu’au moment où la police entière était mobilisée contre lui, où son signalement était télégraphié de tous côtés, où on le recherchait comme on recherche un espion, un traître abominable, il apprenait par surcroît qu’Hélène était mourante, qu’elle agonisait au château de Saint-Martin.
— Hélène va mourir, s’était dit Fandor, je saurai trouver moyen de lui rendre ses derniers moments moins pénibles, d’être à côté d’elle. À coup sûr, avait imaginé Fandor, Hélène est tombée aux mains de Fantômas. C’est Fantômas, ce ne peut être que Fantômas, l’homme qui a abordé, en barque, le sous-marin désemparé. C’est lui qui a enlevé la jeune fille. Mais cette lettre, n’était-elle pas dictée, sous la terreur, par Fantômas ?
Or, Hélène écrivait qu’elle était mourante. N’y avait-il pas là une ruse ? La lettre était-elle sincère ? Fantômas n’avait-il pas contraint sa fille qu’il aimait, à adresser ce suprême appel à Fandor ? Le jeune homme n’avait pas hésité une seconde.
Hélène lui donnait son adresse. Elle lui disait qu’elle agonisait au château de Saint-Martin, il irait à Saint-Martin, il irait vers Hélène, au risque de se trouver face à face avec Fantômas.
Parce que le chemin de fer était surveillé, Fandor avait acheté une bicyclette et avait gagné sa destination par la route.
À peine le jeune homme était-il sur la place du pays, – il était cinq heures et demie du soir, – qu’il avisait un gamin appuyé contre une maison et le regardant avec l’effarement que met un petit campagnard à considérer un homme de la ville arrêté dans son pays.
— Hé, le gosse, criait Fandor, peux-tu me dire où est le château ?
Il eût demandé où se trouvait le roi, où l’on pendait les gens, où la guillotine fonctionnait, qu’il n’eût pas produit un effet plus considérable. Fandor avait crié à haute et intelligible voix. Il assista non seulement à la fuite éperdue de l’enfant, mais encore à l’apparition simultanée d’une dizaine de têtes aux maisons voisines.
— Tiens, pensa le journaliste, ils sont curieux dans ce patelin.
— S’il vous plaît, pourriez-vous m’indiquer le chemin du château ?
À la question, pourtant simple du journaliste, le jeune homme devint rouge comme une pivoine, bégaya quelque chose, puis regagna l’auberge sans demander son reste.
— Eh bien, murmura Fandor, dépité, ils sont complaisants dans l’arrondissement.
Fandor, sans se décourager cependant leva la tête, prêt à interroger l’un des paysans aux fenêtres. Mais, comme le journaliste se retournait, une par une, les fenêtres se refermèrent. Il n’y avait pas à s’y tromper, on refusait de le renseigner.
Au tabac, Fandor demanda et obtint un paquet de cigarettes, puis en tendant sa monnaie, s’informa :
— Pourriez-vous m’indiquer, madame, le chemin du château ?