La mort de Juve (Смерть Жюва) - Страница 15
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— Eh bien, Pérouzin ?
— Eh bien, Nalorgne ?
— Ça, c’est plus fort que de jouer au bouchon.
— Vous l’avez donc reconnu aussi ?
— Parbleu, comme c’est difficile. À policier, policier et demi. J’aime à croire que nous ne sommes pas complètement idiots.
— Et que, tout au contraire, ce pauvre Juve est bien déprimé.
— Ah, ah, ah, monsieur Ronier, la farce est bonne, en vérité.
— Ce que c’est, tout de même, que d’être paralysé.
— Mais croyez-vous qu’il le soit réellement ?
— Parbleu, c’est indiscutable. Tout Paris l’a su, au moment de ce que l’on a appelé l’accident de Juve, et qui n’était autre qu’un mauvais coup de Fantômas.
— Mon cher Nalorgne, dit Pérouzin, je vais vous poser une question précise. Répondez-moi avec la même précision. Dites, pourquoi croyez-vous que Juve, qui nous connaît fort bien, nous a fait venir ici ? Pourquoi se donne-t-il pour un vieux monsieur désireux de se marier ? Il ment ? Il dit la vérité ?
— Pérouzin, pourquoi allez-vous chercher midi à quatorze heures. C’est bien simple, Juve, en tant que policier, est un homme fini, usé, perdu. Il veut prendre femme. C’est son droit. Mieux encore, c’est très naturel.
— Nalorgne, vous voyez les choses trop simplement. Ce qui arrive n’est pas dû au hasard seul. Fantômas qui nous tombe sur le dos…
— Vous vous en plaignez ?
— Non. Mais il y a aussi cette Hélène, que nous ne connaissons ni d’Ève ni d’Adam, qui nous demande de lui rechercher Fandor, puis, voilà que, convoqués par un certain M. Ronier, nous tombons sur Juve. Tout cela n’est pas clair.
— Limpide, au contraire. Cela prouve que nos affaires s’arrangent de mieux en mieux et qu’après avoir crevé de faim nous allons faire fortune. Songez donc, Pérouzin, à la Préfecture de police, on nous a dit encore tout récemment que nos démarches allaient être couronnées de succès, et voyez-vous l’éclat que cela donnerait à nos affaires ? MM. Nalorgne et Pérouzin, inspecteurs de la Sûreté, de la vraie Sûreté et, en outre, travaillant avec… Ah, je ne nous donne pas six mois pour être millionnaires.
— Croyez-vous que Juve ne sait pas que nous l’avons reconnu ?
— Il ne se doute de rien.
— Pourquoi, poursuivit Pérouzin, se dissimule-t-il sous un faux nom ?
— Rendez-vous compte, Pérouzin, que Juve, à l’heure qu’il est, est fini, archi-fini, incapable même de faire un geste. Or, quelle peut être la pensée de cet homme qui a passé les dix dernières années de sa vie à poursuivre… Il a peur.
— Fantômas ne sait pas qui est M. Ronier.
— Non, Fantômas ne le sait pas encore.
8 – LES CLIENTS DE « L’ENFANT JÉSUS »
« À l’Enfant Jésus ». C’est à peine si l’on pouvait en croire ses yeux, et cependant l’infect bouge qui terminait la rue Championnet, du côté de la Chapelle, portait cette enseigne.
C’était un marchand de vin, un zinc ne payant pas de mine, sale, exigu, enfumé, qui s’intitulait ainsi a) parce que de son toit l’on apercevait les tours du Sacré-Cœur ; b) parce que le patron de l’assommoir se prénommait Joseph ; c) parce que ce Joseph, Auvergnat d’ailleurs, prétendait que sa boutique, vu les trésors de victuailles qu’elle contenait, ressemblait à s’y méprendre à l’Éden perdu à cause de notre mère à tous, mauvaises raisons au demeurant.
— Par exemple, ajoutait-il, ce sont les vierges, saintes ou non, qui manquent dans la maison.
Et, de fait, le troquet du père Joseph était le rendez-vous de toute la racaille du quartier, des apaches en veine de paresse, et des filles du trottoir. L’établissement, toujours désert le matin, peu achalandé l’après-midi, se remplissait, dès la nuit tombée, d’une clientèle interlope et qui, jusqu’aux petites heures, ne cessait de faire le tapage le plus infernal en absorbant des liquides de feu ou d’encre.
La police restait indulgente, car c’était l’un des endroits les plus commodes pour y retrouver les malfaiteurs. Et, en outre, on chuchotait volontiers, dans les services de la Sûreté, que le père Joseph, à l’occasion, était de bon conseil.
Ce soir-là, un samedi, vers onze heures, l’ Enfant Jésusregorgeait de clients.
Dans la fumée, dans le remugle âcre du tabac et de l’alcool à bas prix, une clameur s’éleva. Arc-bouté au chambranle, un ivrogne en houppelande crasseuse et pantalon de velours à patte d’éléphant ne parvenait pas à pénétrer dans la salle, par conséquent, à en fermer la porte.
— La lourde, y caille ! hurlaient les loustics.
Enfin ce client imprévu appela au secours :
— Hé, patron, viens-t’en voir à m’aider à franchir la passe. C’est malheureux de penser qu’il faut maintenant avoir un pilote pour entrer dans ta cale sèche. Mets-en voir un coup pour rentrer ma carcasse au bassin de radoub.
Le père Joseph resta au comptoir :
— Plus souvent, grogna-t-il, que j’irai chercher un homme saoul.
Mais l’individu, toujours en lutte avec le battant de la porte, protestait :
— Ben quoi, puis après, un homme saoul n’est pas déshonoré. Sûr que je suis saoul. Mais ça arrive à des gens très bien. Du moment que j’ai l’argent pour payer, personne n’a le droit de me refuser à boire. Ça oui, par exemple. Je défends bien à n’importe qui de venir me le reprocher, ce que je bois, puisque je le paie.
Le froid pénétrait. Il fallait ou le faire sortir ou le faire rentrer. Un homme se leva, gros et couvert de crasse des pieds à la tête, complètement chauve, mais une épaisse barbe embroussaillait ses joues et son menton.
— Je vais le vider, déclara-t-il.
Et il s’approcha de l’autre qui restait accolé au montant.
— Ah, par exemple, elle est bien bonne celle-là, dit l’ivrogne, c’est bien toi, Dégueulasse ?
Et le petit gros ainsi interpellé par le grand maigre de s’écrier :
— Ça, par exemple, ça dépasse tout, Fumier, vieille saloperie, qu’est-ce que tu viens faire là.
Ils s’accolèrent, puis gagnèrent le comptoir :
— J’en paie un, dit Fumier.
— J’offre l’autre répliqua Dégueulasse.
Oui, ils avaient de l’argent ces surprenants personnages, si bizarres vraiment qu’on prêtait l’oreille pour écouter leurs épanchements après ces retrouvailles.
D’ailleurs, Dégueulasse et Fumier ne cherchaient pas à s’entretenir en secret, et c’est d’une voix tonitruante, comme s’ils étaient abominablement sourds l’un et l’autre, qu’ils se racontaient leurs aventures, depuis l’époque déjà lointaine où les hasards de l’existence les avaient séparés. Car tous deux étaient du même pays, originaires d’un village du centre de la France qu’ils avaient quitté pour venir à Paris en sabots. Mais la fortune ne les avait pas favorisés, et, au lieu de troquer leurs rustiques chaussures contre des bottines vernies, comme il arrive aux parvenus, ils n’avaient pu échanger les galoches de bois que contre de vieux souliers ramassés au hasard du ruisseau. Non, ils ne se plaignaient pas du sort :
— Moi, déclarait Dégueulasse avec une emphatique vanité, je suis dans la Marine. C’est à Cherbourg que je gratte depuis déjà une pièce de cinq ans. Mon boulot, c’est d’aller avec la drague, autrement dit la Marie-Salope, ramasser les ordures du patelin qu’on fout dans l’entrée du port et je te prie de croire que c’est le bon métier, parce que plus que tu en cherches, plus que t’en trouve.
— C’est rigolo, expliquait Fumier, on voit bien qu’on est pays tous les deux, car moi je travaille comme toi dans le même fourbi. Tantôt, je suis embauché pour racler la boue le long des trottoirs et dans les rues, tantôt c’est pour farfouiller dans les poubelles et rechercher dans les carcasses de zhomards et les trognons de choux si les bourgeois ont pas laissé tomber un bibelot que ça vaut la peine.
— Fumier, s’écria Dégueulasse, ça me fait plaisir de te revoir.
— Dégueulasse, on se quitte plus. Mais, par le fait, comment ça se fait que tu te trouves ici, Dégueulasse, puisque censément tu restes à Cherbourg ?