La main coupee (Отрезанная рука) - Страница 68

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Mais dès lors qu’il en doutait, le policier se souvenait que lui-même, lui, l’homme froid, l’homme de devoir par excellence, il avait été un moment dompté par la terrible passion du jeu qui étourdit, qui rend fous ceux-là mêmes qui semblent les plus inaccessibles à ce vice funeste.

Il avait vu autour des tapis se dérouler des drames effroyables.

M. de Vaugreland interrompit Juve dans ses réflexions.

— Monsieur, fit-il, alors qu’il revenait précipitamment de la fenêtre à laquelle il s’était accoudé, je crois que c’est lui.

Juve et Fandor se précipitèrent aussitôt au balcon : Juve ne voyait rien, mais Fandor crut distinguer derrière un massif la silhouette trapue de l’officier russe.

— C’est bizarre, murmura Fandor, on dirait qu’il est en tenue.

— Ce ne serait pas possible, fit M. de Vaugreland, les officiers en uniforme ne sont pas admis au Casino. Ivan Ivanovitch ne l’ignore pas et s’il veut passer inaperçu le moyen n’est guère bon.

Le directeur s’arrêta :

On venait de frapper à la porte de son bureau.

— Entrez, fit-il…

Un huissier se présenta, porteur d’un télégramme. Ayant déchiré le pointillé, le directeur lut à haute voix :

La dépêche était ainsi conçue :

Amiral commandant escadre Villefranche à directeur Casino. Envoyons torpilleur reconnaître mouvements duSkobeleff , nous vous tiendrons au courant.

C’était signé :

Amiral Kéradak.

M. de Vaugreland poussa un soupir de satisfaction :

— Ah, fit-il, voilà qui me rassure un peu ; l’amirauté de Toulon a pris en considération les craintes, discrètes d’ailleurs, que je lui exprimais tout à l’heure.

Cependant, Juve insista, pressé d’en finir. Il dit à M. de Vaugreland :

— Cela ne doit pas se prolonger plus longtemps. La situation est délicate, nous perdons un temps précieux. Avec votre autorisation, monsieur le directeur, je m’en vais mettre la main au collet d’Ivan Ivanovitch ?

— Comme vous voudrez, dit Vaugreland.

Il sonna au téléphone privé qui communiquait avec les salles de jeux :

— Allô, allô, c’est vous, madame Gérar ? bien, c’est M. de Vaugreland. Voulez-vous prier les inspecteurs Pérouzin et Nalorgne de se rendre directement dans le jardin et d’approcher de la personne que vous savez qui s’y promène ? M. Juve les rejoindra dans une seconde, le temps de descendre.

M. de Vaugreland, une fois l’ordre donné, devint tout pâle.

Il regarda Juve :

— Alors, c’est bien décidé ?

— Naturellement, répondit le policier.

Celui-ci quitta le bureau directorial, suivant, à quelques secondes de distance, Fandor qui le précédait.

Les deux hommes devaient traverser la salle de jeux. L’un comptait passer par l’Atrium, c’était Fandor, l’autre par l’extrémité de la galerie – c’était Juve – pensait gagner directement le jardin.

Mais l’inspecteur de la sûreté avait à peine descendu quelques marches que Fandor rebroussa chemin, se heurtait à lui :

— Eh bien, annonça le journaliste, voilà du nouveau.

— Qu’y a-t-il donc, Fandor ?

— Il y a que cet animal s’est introduit dans la salle.

— Dans la salle ? s’écria Juve, c’est impossible, les issues étaient gardées.

— Parbleu, oui, jusqu’au moment où le directeur a donné l’ordre à ses hommes d’aller au jardin. Ivan Ivanovitch, qui guettait évidemment cet instant, a profité d’une seconde d’inattention, de l’absence de Pérouzin ou de Nalorgne pour pénétrer. Ah, il n’a pas perdu de temps.

M. de Vaugreland qui, après avoir fermé à double tour la porte de son cabinet, s’était élancé à la suite de Juve, entendit les derniers mots de cette conversation et en comprit le sens.

Il leva les bras au ciel :

— La malchance, murmura-t-il, s’en mêle, c’est affreux.

— Quoi ? demanda Juve en descendant, nous allons l’arrêter dans la salle, discrètement, voilà tout. Nous l’amènerons ici, il faudra bien qu’il s’explique.

Alarmé, M. de Vaugreland l’interrompit :

— Vous n’y pensez pas. On ne peut pas l’arrêter dans la salle, il y a là des grands ducs, des gens de la cour de Russie. Cela ferait un scandale énorme, d’autant plus que tous les regards doivent être braqués sur Ivan Ivanovitch.

— Pourquoi ? interrogea Fandor.

— Mais à cause de son uniforme, s’écria M. de Vaugreland.

Fandor semblait de plus en plus stupéfait. Il y avait en effet quelque chose que le jeune homme ne s’expliquait pas. Il répondit en hochant la tête, à mi-voix et comme s’il se parlait à lui-même :

— Le plus curieux, c’est qu’Ivan Ivanovitch, que je viens de voir à l’instant dans la salle, n’est pas en uniforme mais en habit.

… Juve ne prenait point part à la conversation, mais il précédait ses deux compagnons, s’approchait des tables de jeux :

M. de Vaugreland courut à lui, s’appuya à son épaule pour lui murmurer à l’oreille :

— Je vous en prie, monsieur, fit-il, ne l’arrêtez pas encore. Voyons ce qu’il va faire.

Puis il ajoutait, dans l’espoir de convaincre Juve :

— D’abord nous ne sauterons certainement pas, tant qu’il sera au Casino… le fait qu’il est là, dans les salles, nous garantit évidemment contre le bombardement.

— Cela, observa Juve, c’est à savoir. Les désespérés de cette espèce n’y regardent pas de si près.

Mais M. de Vaugreland insistait.

— Bon, dit Juve, haussant imperceptiblement les épaules, j’attendrai.

Ivan Ivanovitch, c’était bien lui et lui en habit et non pas en uniforme, comme on l’avait cru un instant, après avoir erré dans la salle de jeux, avec un visage impassible, une apparence nonchalante et tranquille, s’était lentement approché des tables de roulette.

Il avait tiré quelques pièces d’or de ses poches.

Le directeur, Fandor et Juve le surveillaient de loin et, pour parer à toute éventualité, sur le désir du policier, M. de Vaugreland envoya M meGérar chercher les inspecteurs Pérouzin et Nalorgne qui, lorsqu’ils revinrent du jardin, déclarèrent, naturellement, qu’ils n’avaient pas vu Ivan Ivanovitch.

Fandor, de ses yeux perçants, surveillait le jeu de l’officier russe :

— Mais c’est qu’il gagne, murmura-t-il à l’oreille de Juve.

M. de Vaugreland en parut tout satisfait :

— Puisse-t-il gagner, toujours et beaucoup.

Il s’arrêta : son vœu n’allait pas être longtemps exaucé.

La bille venait, en effet, de s’arrêter, après deux ou trois coups favorables, sur un numéro qui, certes, n’était pas celui choisi par l’énigmatique joueur, car on voyait la physionomie d’Ivan Ivanovitch s’altérer soudain. Un pli soucieux marquait son front, ses lèvres avaient un rictus farouche. L’officier russe, toutefois, n’abandonnait pas la partie, il avait encore fouillé sa poche et, certainement décidé à risquer le tout pour le tout, il plaçait devant lui une liasse de billets de banque :

— C’est le fond de sa caisse, observa M. de Vaugreland. Cet homme joue désormais son existence.

Et Fandor ne manqua pas d’ajouter, toujours gouailleur :

— Son existence et la nôtre, monsieur le Directeur, ne l’oubliez pas.

— Ah, si seulement, balbutiait M. de Vaugreland, de plus en plus affolé, si seulement il pouvait gagner.

Sur la table de roulette, la bille, impassible, continuait sa course saccadée et ses bonds en désordre :

— Rien ne va plus, criait le croupier.

Ivan palissait de plus en plus. Les billets de banque qu’il tenait sous ses doigts tremblants, trempés de sueur, diminuaient rapidement.

Et, au fur et à mesure que l’officier perdait, M. de Vaugreland qui, caché dans la foule, assistait en témoin à cette lutte engagée avec le hasard, sentait de plus en plus chavirer sa raison. Ah, comment prévenir le danger qui menaçait tout ce monde, comment éviter, non seulement le formidable scandale, mais encore l’épouvantable drame qui, dans quelques instants, allait avoir à la fois son début et son dénouement ? Car il était bien certain que les pertes que continuait à subir l’officier russe allaient le déterminer à quelque extrémité redoutable. Ne pouvait-on l’empêcher à tout prix… oui, à tout prix ?

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