La livree du crime (Преступная ливрея) - Страница 53
— Juve, disait Fandor, il y a quelque chose que vous ignorez. C’est que M me Gauthier, lady Beltham, fréquente le bureau de placement Thorin.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— Le bureau Thorin, continuait Fandor, est le bureau qui a placé Adèle chez Rita d’Anrémont. Rita d’Anrémont a été cambriolée. Le bureau Thorin est le bureau qui a fourni un domestique à Backefelder et qui, de plus, est chargé de trouver la main-d’œuvre engagée à bord du transatlantique qui l’amenait en France. Le bureau Thorin, enfin, a fourni des domestiques, je m’en suis assuré, à Nathaniel Marquet-Monnier. Nathaniel Marquet-Monnier a été cambriolé. J’ajoute, Juve, que moi-même j’ai été placé chez ce malheureux Célestin Labourette par le bureau Thorin. Hier soir, Célestin Labourette a été à moitié assassiné et complètement dévalisé. Dans toutes les affaires qui nous préoccupent, Juve, nous retrouvons, à des titres divers, le bureau Thorin d’une part, et de l’autre, Fantômas. Alors ?
— Je n’ose presque pas conclure, dit Juve. Si je comprends bien, Fandor, tu n’es pas éloigné de penser…
Mais Juve n’était pas homme à hésiter longtemps. Il s’interrompit, tira de son gousset une pièce de monnaie, il appela le garçon, paya.
— Que faites-vous ?
— Je m’apprête à partir.
— Pour aller où ?
— Tu le sais bien, parbleu. Pour aller au bureau Thorin. Tu as raison, c’est là qu’il faut enquêter.
— Vous avez raison, Juve, le bureau Thorin, c’est le repaire, allons y traquer Fantômas.
24 – UNE BOMBE
Les « perles » et les cordons bleus se redisaient pour la millième fois la même histoire :
— Croyez-vous, la patronne émettait la prétention de venir farfouiller dans mon garde-manger. « De deux choses l’une, madame, que je lui ai dit, il y a ici une cuisine et un salon. Si c’est que vous voulez venir à la cuisine, j’irai au salon, si c’est que vous voulez que je sois à la cuisine, restez au salon et pas tout le temps à tourner dans mes plats ».
— C’est vrai aussi, renchérit une brunette coiffée à la vierge, les patrons s’imaginent qu’on est des esclaves. Pour cinquante francs que l’on me donnait dans ma dernière place, madame voulait que je fasse la cuisine et le ménage. Mais ça n’a pas traîné. Je lui ai fait comprendre qu’une cuisinière n’était pas une bonne à tout faire.
Au bureau Thorin, comme ailleurs, c’était la lutte des classes. Les cuisinières dédaignaient les bonnes à tout faire, les femmes de chambre méprisaient les cordons bleus et c’était tout juste si les gouvernantes et les bonnes d’enfants qui, elles, ne portaient pas tablier, ne bousculaient pas les femmes de chambre en passant.
Lorsqu’une grande femme sèche et étriquée fit son apparition :
— Allons, dit-elle, j’ai déjà défendu que l’on parle si fort. Causez à voix basse si vous le voulez. Mais pas si fort, on vous entend jusque dans le bureau de M me la directrice. D’ailleurs, j’ai besoin d’une de vous. Marie Legall, M me Thorin vous demande.
— Voilà, mademoiselle, j’arrive.
La porte retombée derrière la petite Bretonne, les commentaires allèrent bon train :
— Ah, la petite coquine, vous avez-t’y pas vu que voilà déjà deux fois ce matin qu’elle est appelée par la directrice.
— Parbleu, ça arrive de province, ça ne sait pas se défendre, ça accepte tous les prix et toutes les places.
— Moi, je vous dis que cette petite-là, avec son béret de Bretonne, est une finaude. Elle doit faire des rapports à M me Thorin.
À ce moment, une explosion les fit sursauter toutes tant qu’elles étaient. Le silence.
Puis, dans les hurlements, Marie Legall entra. La petite bonne, méconnaissable, défigurée, hurlant elle aussi, reconnaissable seulement à ses habits, à son corsage de futaine noire, à son tablier à bavette. Elle n’avait plus figure humaine, car, à la suite d’un accident que nul ne devinait encore, ses chairs étaient brûlées, arrachées, les yeux formaient une plaie, la bouche n’était plus qu’un trou rouge d’où sortait le sang, le nez apparaissait décharné jusqu’à l’os, les cheveux s’en allaient, tandis qu’elle marchait, par flocons arrachés de dessus son crâne.
— Au secours, criait-elle, avançant, les bras en croix, battant l’air.
Et, à chacun de ses pas, le sang tombait de son visage, tombait de ses vêtements, car des pieds à la tête, elle en était couverte, littéralement couverte. Puis, elle s’écroula.
Alors, les clameurs redoublèrent. Enfin, des employés du bureau de placement apparurent :
Que s’était-il passé ? Personne n’en savait rien. La première, la sous-directrice, parut retrouver sa présence d’esprit :
— Et M me Thorin, cria-t-elle, qu’a-t-il bien pu lui arriver ? Marie Legall était avec elle.
Et elle partit vers le bureau. Ce bureau n’avait qu’une porte, une porte qui donnait sur le couloir. Du sang filtrait sur le sol, on n’entendait dans la pièce aucun cri, aucun gémissement.
— Madame Thorin, madame Thorin !
Aucune réponse.
La sous-directrice ouvrit la porte et regarda à l’intérieur du cabinet de la directrice :
— Au secours ! cria la sous-directrice.
Il y eut une ruée vers le cabinet de la directrice. Sans souci de Marie Legall, on se précipita dans le corridor vers le cabinet.
On criait :
— Mais qu’est-ce qu’il y a ? Où est M me Thorin ?
— Regardez donc, dit la sous-directrice.
On regarda par la porte ouverte à demi. Plafond, sol, murailles, meubles, tout, dans la pièce, était rouge de sang, recouvert même de débris innommables, débris de chair, d’os, de viscères, les seuls vestiges qui semblaient demeurer de la malheureuse M me Thorin.
Marie Legall avait été grièvement atteinte au visage ; pour la malheureuse M me Thorin, son corps avait dû être déchiqueté, pulvérisé, réduit en ces milliers de fragments qui souillaient le cabinet directorial, qui lui donnaient l’aspect d’une chambre de torture.
Depuis dix minutes déjà, l’horreur régnait en maîtresse au bureau de placement Thorin, lorsque, grave, digne, très lent et infiniment solennel, un sergent de ville se présenta, attiré par les cris, les clameurs qu’on entendait depuis la rue Perronet, de l’autre côté du parc.
Ce sergent de ville était un brave garçon et même un homme brave :
— Pourquoi qu’on appelle au secours ? demanda-t-il.
— C’est un accident, expliqua un larbin à face glabre et qui tremblait.
— C’est une bombe pour sûr, hurlait une petite bonne d’enfants qu’une crise de nerfs allait terrasser quelques secondes après.
— C’est la patronne qui a éclaté, affirmait une cuisinière.
La sous-directrice, enfin, parut :
— Vite, par ici, monsieur l’agent, un épouvantable malheur vient d’avoir lieu. Venez. Dépêchez-vous !
Bousculé, poussé à droite, poussé à gauche, l’agent fut conduit jusqu’à la grande salle où gisait toujours la petite Bretonne. Devant le corps de cette femme qui se débattait en proie visiblement à d’horribles douleurs, l’agent posa un genou en terre, se pencha vers la malheureuse :
— Hé, mademoiselle, vous m’entendez ? qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— Dieu, que je souffre, dit la petite Bretonne, ne me laissez pas mourir comme ça. Achevez-moi, par pitié.
L’agent répéta :
— Mais, qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— J’étais en train de donner mon nom et montrer mes certificats à M me Thorin.
Et puis, tout d’un coup, elle suffoqua de douleur et avec une voix déchirante murmura :
— Ah, j’étouffe, on m’a jeté au visage un bol de quelque chose. Ça m’a brûlé horriblement, et puis, c’est tout. Il y a eu un grand bruit et puis je ne sais rien, je me suis sauvée, je n’ai rien vu… je… je…
Alors l’agent se releva :
— Je ne comprends pas du tout ce qui s’est passé, Elle n’a rien vu cette malheureuse. Tout de même, il faudrait téléphoner au poste pour qu’on envoie des agents et puis aussi une ambulance.