La guepe rouge (Красная оса) - Страница 8
— Bouzille, demandait encore le jeune homme, qu’allez-vous faire de cette voiture abandonnée ? Vous allez la ramener à Paris ?
— Oui, m’sieu Fandor.
— Mais vous ne savez pas conduire, Bouzille ?
— Non, m’sieu Fandor.
— Voulez-vous que je vous mène ?
La face de Bouzille s’éclaira encore d’un large rire.
— C’est pas la peine, répondit le chemineau, j’ai déjà commandé une équipe.
— Quelle équipe ?
— L’équipe des chineurs, parbleu.
— Des chineurs ?
— Oui, ils bouffaient de la sardine dans les environs.
— Ne vous payez pas ma tête, Bouzille, cela tournerait mal.
— Pourvu que ça tourne, c’est l’essentiel, mais il ne s’agit pas de ça. M’sieu Fandor, je ne me paye pas votre tête, c’est trop cher pour moi, et puis vraiment je ne saurais qu’en faire. Si je vous dis que j’ai commandé les chineurs, c’est que j’ai commandé les chineurs.
Et Bouzille, alors, mit Fandor au courant. Depuis quelque temps, il se sentait, affirmait-il, de grandes dispositions pour les arts, le commerce du fromage n’allait pas, il perdait de l’argent même avec le gruyère, parce que, pour faire plaisir aux aminches, il agrandissait toujours les trous et ne trouvait plus de clients pour les acheter, il fallait donc faire autre chose.
— J’ai avisé, m’sieu Fandor, disait Bouzille, en clignant des yeux, j’ai avisé et je suis en train de me mettre artiste.
— Artiste en quoi, seigneur ?
— En vieux neuf, m’sieu Fandor.
Et Bouzille, après bien des peines, bien des phrases incompréhensibles, finit par expliquer à Fandor qu’il avait fait la connaissance d’un certain nombre de bohèmes, fournisseurs attitrés des antiquaires les mieux achalandés :
— C’est des jeunes gens épatants, disait Bouzille. Ça vous prend un fauteuil tout neuf qui vaut bien trente-cinq francs, crac. Ça le trafiquote, ça le casse, ça flanque, du plomb de chasse dedans et ça en fait un fauteuil tout vieux qui vaut bien cent cinquante francs pour un amateur. L’amateur, m’sieu Fandor, c’est la bête à bon Dieu, c’est la poire juteuse, c’est l’homme charmant. Alors, vous comprenez, ce truc-là, ça m’a plu, et naturellement, je me suis mis artiste pour amateurs.
— Vous faites donc des faux meubles, Bouzille ?
— Oui, m’sieu Fandor. Et de faux vases aussi et des fausses vieilles assiettes. Ah, ça, c’est le plus rigolo ! Les fausses vieilles assiettes, ça se fait avec des articles dépareillés qu’on flanque par terre, qu’on casse et qu’on recolle. Plus il y a de morceaux et plus que ça se vend cher. Même si des fois on peut érailler la peinture, ça devient du bon nanan et ça se vend aux amateurs comme le tabac à priser aux vieilles religieuses en retraite.
Bouzille, dans son enthousiasme, se frottait les mains, il ajoutait encore :
— Rechercheur d’antiquités, chineur, quoi, voilà ce que je vais devenir, m’sieu Fandor. C’est pas un métier de purotin, je vous assure. Ma fortune est faite.
— Je comprends ce que vous appelez les chineurs [4] maintenant, Bouzille, mais je ne comprends pas comment ces chineurs vont ramener la voiture à Paris ?
— Parce qu’ils mangeaient de la sardine. Tous les copains, m’sieu Fandor, étaient en train de faire la bombe aux environs. L’un d’eux, voilà ce que c’est, un garçon très gentil, tenez, un certain Érick Sunds, un étranger, sa spécialité à lui, c’est tout et le reste, a gagné à la loterie dix-huit boîtes de sardines. Naturellement il a invité les amis, même il y a des gens que vous connaissez, tenez, Mario Isolino, vous vous rappelez, hein, Mario Isolino ? Un de mes amis de Monaco [5] quand j’étais mendiant riche et puis, Nadia, la Circassienne, la suivante à Sonia Danidoff autrefois [6]. Et tout ce monde-là, m’sieu Fandor, comme j’avais l’honneur de vous le dire, bouffait de la sardine aux environs.
— Alors, Bouzille ?
— Alors, le bon Dieu ou le diable, je ne sais pas lequel et je m’en moque, peut-être tous les deux, a voulu que je les rencontre, m’sieu Fandor. J’ai le cœur sur la main et vous le savez : « J’ai une voiture, que je leur ai dit, une belle voiture, venez donc, je vous ramènerai. » Ils n’ont pas dit non, vous comprenez. Seulement ils ont d’abord été manger leurs sardines. Moi, je les attends. Quand ils reviendront, ils m’aideront à pousser la voiture. C’est bien le diable s’il n’y a pas l’un d’eux qui soit capable de la ramener à la Sûreté. Seulement, voilà, c’est moi qui irai prévenir, parce que c’est moi qui veux toucher la prime.
Et Bouzille se frotta encore les mains. Il n’y avait évidemment rien de bien intéressant à tirer du chemineau. Il disait ce qu’il savait, peu de chose, et il importait seulement à Fandor de savoir qu’il était possible qu’Hélène vînt au domicile de Bouzille.
Fandor n’insista pas, il recommanda encore sa lettre, puis le laissa campé, fier comme Artaban, sur sa voiture en panne et s’éloigna.
Jérôme Fandor, toutefois, n’alla pas très loin. Il rejoignit la grand-route, mais il fit un brusque détour et revint s’embusquer derrière une palissade qui le cachait aux regards, à quelque distance de Bouzille.
— M’a-t-il dit la vérité ? pensait Jérôme Fandor, n’attend-il pas Hélène, par hasard ?
Hélas, Bouzille n’avait pas menti. Comme la nuit tombait, Jérôme Fandor vit accourir vers l’automobile une grande bande joyeuse parmi lesquels il reconnut en effet Mario Isolino et la jolie Nadia, une bande de bohèmes qui s’empressaient autour de la voiture, et, avec de grands éclats de rire, ayant l’air de s’amuser follement, s’occupaient à la pousser, cependant que Bouzille, campé au volant, cornant sans discontinuer, hurlait de toutes ses forces :
— Pas si vite, pas si vite, je ne veux pas avoir d’accident !
***
Or, tandis que Fandor se rendait ainsi à Enghien dans l’intention d’interroger Sarah Gordon et, en fait, passait son après-midi à interroger Bouzille, à le surveiller, une scène tragique se déroulait au Palais de Justice.
Régulièrement saisi de l’instruction de Fantômas, M. le juge Germain Fuselier, conformément à la loi, faisait extraire le bandit du dépôt, dans l’intention de le soumettre à un interrogatoire de forme, à l’interrogatoire d’identité.
Encadré de six gardiens, précédé de quatre gardes municipaux, Fantômas avait été conduit de la souricière au cabinet du juge d’instruction.
— Monsieur le juge, déclara-t-il, en saluant le magistrat au moment où il entrait dans son cabinet, je suis fort heureux de vous voir et je vous prie de croire au plaisir que j’éprouve à ce que mes affaires soient confiées à vos soins.
— Fantômas, répondit le juge, je ne suis pas ici pour écouter vos plaisanteries, ou recevoir des félicitations. Je vous engage même vivement à changer d’attitude. Ignorez-vous qu’une bonne fois pour toutes, la Justice pense en finir avec votre triste personnage ?
— La Justice peut penser tout ce qu’elle veut, répliqua tranquillement le bandit, et je puis dire ce que bon me semble. Ne vous fâchez pas, monsieur le juge. D’ailleurs, j’ai l’intention de me confiner strictement dans mon rôle d’accusé. En conséquence, je ne sais rien de ce que l’on me reproche. Veuillez m’apprendre, monsieur, pourquoi j’ai été arrêté.
Fantômas souriait en parlant, car il était véritablement difficile à Fuselier de lui répondre. Il était incriminé de tant de forfaits, le génie du crime, qu’il eût fallu sans doute de longues heures pour expliquer les motifs de sa détention. Pourtant, M. Fuselier répondit sans se départir de son calme :
— Vous êtes arrêté, Fantômas, pour de nombreux assassinats, j’aurai à vous en parler en détail au cours de l’instruction, mais si vous tenez à savoir quel est le motif de l’inculpation que je vais relever en premier lieu, je ne vous le cacherai pas. Vous êtes l’assassin présumé de lady Beltham.
Or, à ces simples mots, Fantômas avait pâli. En dépit des gardiens qui l’entouraient, prêts à se jeter sur lui, à l’immobiliser cm moindre mouvement qu’il tenterait, il se leva :