La guepe rouge (Красная оса) - Страница 60
— C’est tout à fait intéressant ce que tu me racontes là. Ce mécanicien est sans doute venu dire que sa cliente lui avait refilé une pièce en plomb.
— Non. Au lieu de partir directement pour Ville-d’Avray, le mécanicien s’est arrêté à quelques mètres de la place du Tertre, chez un marchand de vin, pour y prendre l’apéritif. Il est resté cinq minutes à peine dans l’établissement ; lorsqu’il en est sorti, plus de voiture. L’automobile avait été volée.
— C’est bien fait, déclara Juve, il n’avait qu’à obéir aux ordres reçus.
— Le mécanicien affolé, désespéré comme bien vous le pensez, a fait du tapage dans le quartier, s’est renseigné auprès des voisins. Au bout d’une demi-heure, il a retrouvé sa voiture arrêtée dans une impasse à côté de la rue Lepic. Toutefois, le tableau qu’elle transportait n’y était plus. Le mécanicien est venu raconter cette histoire au commissaire, car il a eu peur d’avoir à encourir des responsabilités quelconques au sujet du tableau disparu.
— De plus en plus intéressant, déclara Juve dont la persistance d’ironie exaspérait Fandor.
— Ah sapristi, Juve, cria-t-il, soyez donc un peu sérieux ! Écoutez-moi bien maintenant, c’est ici que l’affaire se corse. Le commissaire entend donc la déclaration du mécanicien et il l’interroge d’abord sur la nature de ce tableau. « Qu’est-ce qu’il représentait ? » demanda-t-il. « Un pêcheur à la ligne », répond le mécanicien. Le commissaire sursaute. Il a entendu, comme tout le monde, parler de l’affaire de Bagatelle et il se demande naturellement si le tableau dérobé n’est pas celui qu’on recherche depuis si longtemps, si ce n’est pas le Rembrandt appartenant à M e Faramont. Il interroge minutieusement le chauffeur et lui demande l’adresse du bric-à-brac chez qui sa cliente a acheté ce tableau. « Rue Lepic, cent vingt-cinq », dit le chauffeur, et Paquerett en conclut, lui qui connaît son quartier, que le tableau provient du bric-à-brac de la mère Toulouche. Il est à ce moment dix heures du soir, le commissaire emmène le plaignant jusque chez la brocanteuse. On la réveille, elle commence par pousser des cris terrifiants, croit qu’on vient l’assassiner. Le commissaire lui montre son écharpe et la mère Toulouche, encore plus épouvantée, s’imagine qu’elle va être arrêtée. Elle jure qu’elle n’a rien fait, le commissaire affirme qu’il ne lui en veut pas. Enfin, après vingt minutes de quiproquos, on finit par se comprendre. Et la mère Toulouche déclare que le tableau dont le mécanicien avait constaté la disparition n’est autre que la copie du Pêcheur à la ligneque, dans l’après-midi même, elle avait acheté à l’hôtel des Ventes pour une somme modique, puis, revendu avant le dîner moyennant vingt-cinq louis, à la vieille dame venue chez elle dans l’automobile du plaignant. Voilà l’affaire.
— Et alors ?
Fandor leva les bras au ciel.
— Vraiment, vous êtes difficile, mon cher ami, fit-il, si vous trouvez que tout cela n’est pas extraordinaire ! Comment ? Ce tableau dont personne ne semblait vouloir à l’hôtel des Ventes, voici qu’on vient l’acheter le soir même à la brocanteuse un prix exorbitant, puis qu’on le fourre dans une voiture automobile, qu’on vole cette dernière, qu’on la restitue ensuite, mais avec le tableau en moins, et cela vous paraît très naturel ? Eh bien, non, pas à moi. Il y a quelque combinaison louche, quelque mystère que l’on pourrait élucider seulement si le voleur de l’automobile était connu. Or, non seulement le voleur est inconnu, mais encore je doute qu’on puisse l’arrêter jamais.
— On n’arrêtera pas en effet ce voleur. Je puis le garantir, Fandor, et, sur ce point, tu as raison. Quant à prétendre que le voleur est inconnu, certes, il l’est de beaucoup de gens, mais il est cependant quelqu’un, tout au moins, qui le connaît.
— Ah bah, auriez-vous donc, Juve, des renseignements précis à ce sujet ?
— J’en ai, très précis encore.
— Expliquez-vous ?
— T’expliquer les choses serait un peu long, j’aime mieux tout net te déclarer que le voleur m’est connu, pour cette bonne raison que le voleur, c’est moi.
Fandor, qui s’était levé, retomba de tout son poids sur le fauteuil qu’il venait de quitter.
— Vous en avez de bonnes, Juve !
— Je suis on ne peut plus sérieux.
— Allons, vous racontez des blagues ?
— Des blagues ? Décidément, Fandor, tu es comme saint Thomas, tu ne crois que ce que tu vois. Soit, je n’insiste plus, viens avec moi dans la pièce à côté et tu verras quelque chose qui te convaincra.
Les deux hommes passèrent dans le cabinet de travail de Juve et Fandor s’arrêta, poussa une exclamation de surprise.
— Ah, sapristi, eh bien, Juve, vous m’en bouchez un coin !
Fandor demeura abasourdi, immobile, les yeux arrondis. En face de lui, au beau milieu de la pièce, placé bien en vue sur un chevalet, se trouvait un tableau.
— Mon cher Fandor, déclara Juve, en regardant du coin de l’œil son ami, je vois que tu es littéralement ahuri en constatant la présence de ce tableau chez moi.
— Vous avouerez, Juve… ?
— Écoute et tu vas comprendre… Depuis que ce tableau a été si audacieusement subtilisé à l’Exposition de Bagatelle, j’ai fait enquête sur enquête et je suis arrivé à retrouver à peu près la filière exacte du vol et de la copie. Comme tu le sais, c’est Érick Sunds qui est le principal acteur dans cette comédie ingénieuse, puisque c’est lui qui s’est chargé de reproduire le célèbre chef-d’œuvre. Érick Sunds est mort, et je suis persuadé désormais que, non seulement il a été l’auteur de la copie, mais encore qu’il est un des voleurs du tableau de Rembrandt.
— Un des voleurs, Juve ?
— Oui, Fandor, un des voleurs, je répète, car – et de ceci je suis certain, désormais – il y a dans cette affaire plus qu’un Érick Sunds, il y a Fantômas.
— Et comment avez-vous fait ?
— Donc, Fandor, sachant que Fantômas était mêlé à cette affaire, je me suis armé pour la lutte, j’ai pris de grandes précautions. Lorsque j’ai été avec toi, hier après-midi, à l’hôtel des Ventes, je t’affirmais que l’enchère allait monter, je me suis trompé, en partie, puisque la copie d’Érick Sunds a été achetée seulement quinze francs, mais ce qui est intéressant, c’est que l’acheteuse était la mère Toulouche. Il y avait, tu t’en doutes, plus qu’une coïncidence à ce fait que l’affreuse mégère, que nous avons si souvent eu l’occasion de rencontrer sur notre route lorsque nous poursuivions Fantômas et sa bande, était l’acheteuse du faux tableau.
— En effet, reconnut Fandor. Alors, Juve, vous avez été prendre le tableau chez elle ? Mais je ne vois pas l’intérêt…
— Tais-toi, bavard, et écoute-moi cinq minutes, tu vas comprendre. Donc, j’ai été en effet chez la Toulouche, je lui ai déclaré que je désirais acheter ce faux Pêcheur à la ligne. Après quelques hésitations, provenant sans nul doute de la crainte que je lui inspirais, et aussi du fait que déjà elle connaissait l’acheteur, ou du moins le véritable personnage à qui elle réservait ce tableau, elle a fini par m’accorder, au prix de cinquante francs, la croûte d’Érick Sunds. Bien. Je me suis absenté, soi-disant pour aller chercher une voiture à bras, et pendant ce temps, tu ne devines pas, Fandor, ce que j’ai fait ?
— Mais non. Comment voulez-vous que je sache, Juve ?
— Tu es idiot, mon petit. Je me suis caché, j’ai guetté, et j’ai vu, non pas ce que je voulais, mais enfin… J’ai encore un atout dans mon jeu…
— Expliquez-vous, mon vieux Juve, je vous en prie ! Vous êtes assommant avec vos discours qui ne riment à rien.
— Merci, tu es aimable ! Enfin bref, je continue : donc j’ai vu quelqu’un entrer chez la Toulouche et emporter dans une automobile le fameux tableau que je venais d’acheter.
— Et alors, Juve, vous avez jugé bon de chiper ce pauvre Pêcheur à la lignedans l’auto que le chauffeur avait abandonnée provisoirement en face d’un bistro ?