La guepe rouge (Красная оса) - Страница 58
La mère Toulouche, soudain, tressaillit.
« Il veut le tableau, pensa-t-elle, bien, me voilà propre, je ne peux pourtant pas lui dire que je l’ai déjà vendu, il me demanderait à qui et puis ça n’en finirait plus, diable, comment faire ? »
— En effet, mon bon monsieur, répondit-elle, j’ai acheté un tableau, mais vous savez que je n’y connais rien, en tout cas il a de la valeur parce qu’il y a eu des histoires à son sujet.
— Certainement, fit Juve, et combien le vendez-vous ?
— J’en demande cinq cents francs, dit la Toulouche qui espérait ainsi garder son tableau.
Juve ne broncha pas. La mère Toulouche entraîna son visiteur dans le fond de sa boutique, elle enleva une sorte de housse qu’elle avait disposée sur le tableau et le montra au policier.
Celui-ci l’examina longtemps, en connaisseur, puis, il ajouta, en regardant fixement la Toulouche, comme pour bien lui faire comprendre qu’il ne servait à rien de faire des difficultés et qu’il avait décidé cet achat :
— Je vous en offre trente francs.
La vieille receleuse eut alors vraiment peur, car elle se rendait compte qu’il lui était impossible de refuser plus longtemps le tableau à Juve, et elle savait bien que si le policier en avait envie, il fallait le lui laisser prendre : il est toujours mauvais de se mettre mal avec les inspecteurs de la Sûreté.
La mère Toulouche, toutefois, voyant qu’elle serait vaincue, essaya au moins de soutirer un peu plus d’argent au policier :
— Non, dit-elle, mettez au moins soixante francs.
On conclut l’affaire à cinquante, et Juve, paraissant fort pressé, quitta précipitamment la mère Toulouche :
— Je m’en vais l’emporter tout de suite, fit-il, le temps d’aller chercher une charrette à bras. Où trouverai-je à en louer ?
La mère Toulouche réfléchit un instant :
— Remontez la rue, tournez à droite, descendez un peu. Il y a un loueur à l’entrée de la rue Berthe.
— Ça va, fit Juve. J’espère que vous ne fermerez pas avant sept heures. D’ici là, d’ailleurs, je serai revenu prendre mon tableau.
Juve quitta la boutique de la mère Toulouche.
Que méditait donc le policier ? Il avait bruyamment fermé la porte du magasin, et marchait au milieu de la rue, bien ostensiblement, affectant de ne point remarquer les gens qui le croisaient, et cependant les dévisageant tous du coin de l’œil. Pour qui connaissait bien Juve, on avait l’impression qu’il se sentait suivi, épié, et qu’il en était satisfait. Que voulait-il cependant ? Et pourquoi, après avoir négligé d’acheter la copie du tableau à l’hôtel des Ventes, semblait-il désireux désormais de s’en rendre propriétaire ? Pourquoi, après s’être caché, alors qu’il était à l’hôtel Drouot, se montrait-il, se faisait-il remarquer à Montmartre ?
Cependant, la mère Toulouche venait à peine d’accompagner Juve sur le seuil de sa porte que pénétrait dans sa boutique une dame grande, mince, élégante, mais âgée, car, bien que son visage fût dissimulé sous une épaisse voilette, et sa tête coiffée d’un chapeau cloche, on s’apercevait qu’elle avait les cheveux blancs. Elle était descendue d’une automobile somptueuse, une grande limousine qui était demeurée arrêtée à quelque distance du bric-à-brac.
À brûle-pourpoint, sans se perdre en salutations préalables, elle s’adressa à la mère Toulouche :
— Le tableau que vous avez acheté cet après-midi, il faut me le vendre.
— Ah sapristi, cria-t-elle, c’est pas de chance, mais je viens précisément de l’adjuger à un amateur.
— Voyons, ne perdons pas de temps, je suis pressée, je vous en donne dix louis.
— C’est que, articula la mère Toulouche, fort embarrassée et ennuyée, c’est que je l’ai déjà vendu.
La cliente ne l’entendait pas. Incapable de tenir en place, elle venait de rebrousser chemin, avait entrebâillé la porte de la boutique et regardait dans la rue d’un air anxieux, semblait-il. Elle revint, lut l’hésitation de la vieille sur son visage, et crut que si la mère Toulouche ne se décidait pas, c’était parce que l’offre ne lui paraissait pas assez avantageuse :
— Quinze louis, offrit-elle.
Et la mère Toulouche se taisant toujours, la mystérieuse cliente, tirant de son réticule un billet de cinq cents francs, le glissa dans les mains de la vieille mégère en disant :
— Finissons-en.
Puis, elle alla elle-même ouvrir la porte de la boutique, ordonnant à la mère Toulouche :
— Portez-moi ce tableau, vite, dans l’automobile que vous voyez là.
— Ma foi, murmurait la mère Toulouche, après tout, je crois qu’il serait préférable encore de laisser prendre le tableau par cette dame plutôt que par Juve. D’ailleurs, je pourrai toujours mieux le retrouver si le patron me le réclame.
La mère Toulouche souleva, non sans difficulté et précaution, le tableau, qui semblait la préoccuper terriblement. À plusieurs reprises, elle murmurait :
— Pourvu que l’autre n’arrive pas maintenant, ça serait le comble.
La dame, cependant, suivait la vieille d’un air agité, nerveux, et elle murmurait presque à haute voix :
— Il le voulait à toute force, je l’ai su. Je le sais. J’en suis sûre. Le meilleur moyen pour l’attirer à moi, c’était, en effet, de l’acheter et de l’emporter. Mais comment lui faire savoir que j’en suis désormais la propriétaire, et où se trouve le tableau ?
La mystérieuse femme aux cheveux blancs qui monologuait ainsi sourit cependant :
— Ah une idée, fit-elle.
Le tableau venait d’être installé dans l’automobile qui l’attendait. La mère Toulouche se trouvait près de la voiture. Elle dit à haute voix au mécanicien, de façon à être bien entendue par la bonne femme qui venait de lui vendre ce tableau :
— Vous allez, déclara-t-elle, transporter ce tableau chez moi, dans ma maison de Ville-d’Avray, quarante-sept avenue des Peupliers.
Le mécanicien acquiesça et mit sa voiture en route.
La dame aux cheveux blancs, cependant, ne monta pas dans le véhicule, mais descendit la rue Lepic à grands pas, tandis que la mère Toulouche regagnait son magasin.
— Je vais me faire engueuler de la belle façon, pensa la mégère, lorsque Juve reviendra, et surtout lorsque le patron me réclamera ce tableau auquel il avait l’air de tenir.
Entrée dans son magasin, elle regarda l’heure :
— Sept heures moins vingt, fit-elle, Juve ne peut plus tarder.
La mère Toulouche semblait très inquiète de ce qu’elle venait de faire là, elle avait agi dans un affolement subit. Il semblait que la mégère voulût éviter à toute force de voir le faux Pêcheur à la ligneentre les mains de Juve.
Tout à coup, la porte de la boutique s’ouvrit brusquement :
« Ça y est, c’est Juve », pensa la mère Toulouche.
Elle se retourna, poussa un cri de surprise.
— Ah par exemple !
C’était un inconnu qui pénétrait dans le magasin. Mais un inconnu qui s’introduisait avec les façons autoritaires, la manière brusque que la mère Toulouche connaissait, un inconnu qui avait sur le visage une barbe assurément postiche, et qui dissimulait son regard derrière des lunettes bleues.
La mère Toulouche tressaillit en l’apercevant. Elle allait prononcer un nom, son interlocuteur l’en empêcha :
— Tais-toi, la vieille, ordonna-t-il, je sais que tu m’as reconnu, ça m’est égal. En effet, c’est Fantômas qui te parle. Écoute, tu as bien acheté, comme je te l’avais dit, cet après-midi, le tableau d’Érick Sunds. Donne-le-moi, il me le faut.
La mère Toulouche leva les mains au ciel :
— Ah nom de Dieu de bon Dieu, cria-t-elle, j’ai jamais eu tant de clients à la fois, dans mon commerce ! Qu’est-ce qu’ils ont donc tous, à le vouloir ce tableau-là ? Je commence à croire qu’il vaut peut-être plus cher que les vingt-cinq louis que j’ai touchés.
Et elle dit à Fantômas, l’air narquois :
— Trop tard, mon vieux ! L’affaire est balancée depuis tout à l’heure.
Mais le Roi du Crime ne semblait guère goûter cette plaisanterie. Il prit la vieille par le bras, la secoua rudement :