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1984 (fr) - Страница 8

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Winston rangea ensuite le journal dans son tiroir. Il était absolument inutile de chercher à le cacher, mais Winston pourrait au moins savoir s’il était découvert ou non. Un cheveu au travers de l’extrémité des pages serait trop visible. Du bout de son doigt, il ramassa un grain de poussière blanchâtre qu’il pourrait reconnaître, et le déposa sur un coin de la couverture. Le grain serait ainsi rejeté si le livre était déplacé.

CHAPITRE III

Winston rêvait de sa mère.

Il devait avoir dix ou onze ans, croyait-il, quand sa mère avait disparu. Elle était grande, sculpturale, plutôt silencieuse, avec de lents mouvements et une magnifique chevelure blonde. Le souvenir qu’il avait de son père était plus vague. C’était un homme brun et mince, toujours vêtu de costumes sombres et nets, qui portait des lunettes. (Winston se rappelait surtout les minces semelles des chaussures de son père.) Tous deux avaient probablement été engloutis dans l’une des premières grandes épurations des années 50.

Sa mère, dans ce rêve, était assise en quelque lieu profond au-dessous de Winston, avec, dans ses bras, la jeune sœur de celui-ci. Il ne se souvenait pas du tout de sa sœur, sauf que c’était un bébé petit, faible, toujours silencieux, aux grands yeux attentifs. Toutes les deux le regardaient. Elles étaient dans un endroit souterrain – le fond d’un puits, par exemple, ou une tombe très profonde – mais c’était un endroit qui, bien que déjà très bas, continuait à descendre. Elles se trouvaient dans le salon d’un bateau qui sombrait et le regardaient à travers l’eau de plus en plus opaque. Il y avait de l’air dans le salon, ils pouvaient encore se voir les uns les autres, mais elles s’enfonçaient de plus en plus dans l’eau verte qui bientôt les cacherait pour jamais. Il était dehors, dans l’air et la lumière tandis qu’elles étaient aspirées vers la mort. Et elles étaient là parce que lui était en haut.

Il le savait et il pouvait voir sur leurs visages qu’elles le savaient. Il n’y avait de reproche ni sur leurs visages, ni dans leurs cœurs. Il y avait seulement la certitude qu’elles devaient mourir pour qu’il vive et que cela faisait partie de l’ordre inévitable des choses.

Il ne pouvait se souvenir de ce qui était arrivé, mais il savait dans son rêve que les vies de sa mère et de sa sœur avaient été sacrifiées à la sienne. C’était un de ces rêves qui, tout en offrant le décor caractéristique du rêve, permettent et prolongent l’activité de l’intelligence. Au cours de tels rêves, on prend conscience de faits et d’idées qui gardent leur valeur quand on s’est réveillé. Ce qui frappa soudain Winston, c’est que la mort de sa mère, survenue il y avait près de trente ans, avait été d’un tragique et d’une tristesse qui seraient actuellement impossibles. Il comprit que le tragique était un élément des temps anciens, des temps où existaient encore l’intimité, l’amour et l’amitié, quand les membres d’une famille s’entraidaient sans se demander au nom de quoi. Le souvenir de sa mère le déchirait parce qu’elle était morte en l’aimant, alors qu’il était trop jeune et trop égoïste pour l’aimer en retour. C’était aussi parce qu’elle s’était sacrifiée, il ne se rappelait plus comment, à une conception, personnelle et inaltérable, de la loyauté. Il se rendait compte que de telles choses ne pouvaient plus se produire. Aujourd’hui, il y avait de la peur, de la haine, de la souffrance, mais il n’y avait aucune dignité dans l’émotion. Il n’y avait aucune profondeur, aucune complexité dans les tristesses. Il lui semblait voir tout cela dans les grands yeux de sa mère et de sa sœur qui, à des centaines de brasses de profondeur, le regardaient à travers les eaux vertes et s’enfonçaient encore.

Il se trouva soudain debout sur du gazon élastique, par un soir d’été, alors que les rayons obliques du soleil dorent la terre. Le paysage qu’il regardait revenait si souvent dans ses rêves qu’il n’était jamais tout à fait sûr de ne pas l’avoir vu dans le monde réel. Lorsque à son réveil il s’en souvenait, il l’appelait le Pays Doré. C’était un ancien pâturage, dévoré par les lapins et que traversait un sentier sinueux. Des taupinières l’accidentaient çà et là. Dans la haie mal taillée qui se trouvait de l’autre côté du champ, des branches d’ormes se balançaient doucement dans la brise et leurs feuilles se déplaçaient par masses épaisses comme des chevelures de femmes. Quelque part, tout près, bien que caché au regard, il y avait un ruisseau lent et clair. Il formait, sous les saules, des étangs dans lesquels nageaient des poissons dorés.

La fille aux cheveux noirs se dirigeait vers Winston à travers le champ. D’un seul geste, lui sembla-t-il, elle déchira ses vêtements et les rejeta dédaigneusement. Son corps était blanc et lisse, mais il n’éveilla aucun désir chez Winston, qui le regarda à peine. Ce qui en cet instant le transportait d’admiration, c’était le geste avec lequel elle avait rejeté ses vêtements. La grâce négligente de ce geste semblait anéantir toute une culture, tout un système de pensées, comme si Big Brother, le Parti, la Police de la Pensée, pouvaient être rejetés au néant par un unique et splendide mouvement du bras. Cela aussi était un geste de l’ancien temps.

Winston se réveilla avec sur les lèvres le mot «Shakespeare».

Le télécran émettait un coup de sifflet assourdissant sur une note unique qui dura trente secondes. Il était sept heures un quart, heure du lever des employés de bureau. Winston s’arracha du lit. Il était nu, car les membres du Parti Extérieur ne recevaient annuellement que trois mille points textiles, et il en fallait six cents pour un pyjama. Il attrapa sur une chaise un médiocre gilet de flanelle et un short. L’heure de culture physique allait commencer dans trois minutes. Une violente quinte de toux, qui presque toujours le prenait tout de suite après son réveil, l’obligea à se plier en deux. L’air lui manquait à tel point qu’il ne put reprendre son souffle qu’après une série de profondes inspirations, couché sur le dos. Ses veines s’étaient gonflées dans l’effort qu’il avait fait pour tousser et son ulcère variqueux commençait à le démanger.

– Groupe trente à quarante! glapit une voix perçante de femme. Groupe trente à quarante! En place, s’il vous plaît. Les trente à quarante.

Winston se mit rapidement au garde-à-vous en face du télécran sur lequel venait d’apparaître l’image d’une femme assez jeune, fine, mais musclée, vêtue d’une tunique et chaussée de sandales de gymnastique.

– Flexion et extension des bras! lança-t-elle. En même temps que moi. Un, deux, trois, quatre! Un, deux, trois quatre! Allons, camarades! un peu d’énergie! Un, deux, trois, quatre! Un, deux, trois quatre!…

La souffrance causée par sa quinte n’avait pas tout à fait effacé de l’esprit de Winston l’impression faite par son rêve, et les mouvements rythmés de l’exercice la ravivèrent. Tandis qu’il lançait mécaniquement ses bras en arrière et en avant et maintenait sur son visage l’expression de satisfaction et de sérieux que l’on considérait comme normale pendant la culture physique, il luttait pour retourner mentalement à la période imprécise de sa petite enfance. C’était extrêmement difficile. Au-delà des dernières années 50, tout se décolorait. Lorsque quelqu’un n’a pas de points de repère extérieurs à quoi se référer, le tracé même de sa propre vie perd de sa netteté. Il se souvient d’événements importants qui n’ont probablement pas eu lieu, il retrouve le détail d’incidents dont il ne peut recréer l’atmosphère, et il y a de longues périodes vides à quoi rien ne se rapporte. Tout était alors différent. Même les noms des pays et leur forme sur la carte étaient différents. La première Région Aérienne, par exemple, était appelée autrement dans ce temps-là. On l’appelait Angleterre, ou Grande-Bretagne. Mais la ville de Londres, il en était sûr, avait toujours été nommée Londres.

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