1984 (fr) - Страница 7
Ознакомительная версия. Доступно 18 страниц из 86.La brûlure causée par le projectile s’était éteinte. Winston prit sa plume sans entrain. Il se demandait s’il trouverait quelque chose de plus à écrire dans son journal. Tout d’un coup, sa pensée se reporta vers O’Brien.
Il y avait longtemps – combien de temps? sept ans, peut-être, – il avait rêvé qu’il traversait une salle où il faisait noir comme dans un four. Quelqu’un, assis dans cette salle, avait dit, alors que Winston passait devant lui: «Nous nous rencontrerons là où il n’y a pas de ténèbres.» Ce fut dit calmement, comme par hasard. C’était une constatation, non un ordre. Winston était sorti sans s’arrêter. Le curieux était qu’à ce moment, dans le rêve, les mots ne l’avaient pas beaucoup impressionné. C’est seulement plus tard, et par degrés, qu’ils avaient pris tout leur sens. Il ne pouvait maintenant se rappeler si c’était avant ou après ce rêve qu’il avait vu O’Brien pour la première fois. Il ne pouvait non plus se rappeler à quel moment il avait identifié la voix comme étant celle d’O’Brien. L’identification en tout cas était faite. C’était O’Brien qui avait parlé dans l’obscurité.
Winston n’avait jamais pu savoir avec certitude si O’Brien était un ami ou un ennemi. Même après le coup d’œil de ce matin, il était encore impossible de le savoir. Cela ne semblait pas d’ailleurs avoir une grande importance. Il y avait entre eux un lien basé sur la compréhension réciproque, qui était plus important que l’affection ou le rattachement à un même parti. «Nous nous rencontrerons là où il n’y a pas de ténèbres», avait dit O’Brien. Winston ne savait pas ce que cela signifiait, il savait seulement que, d’une façon ou d’une autre, cela se réaliserait.
La voix du télécran se tut. Une sonnerie de clairon, claire et belle, flotta dans l’air stagnant. La voix grinçante reprit:
– Attention! Attention! je vous prie. Un télégramme vient d’arriver du front de Malabar. Nos forces ont remporté une brillante victoire dans le sud de l’Inde. Je suis autorisé à vous dire que cet engagement pourrait bien rapprocher le moment où la guerre prendra fin. Voici le télégramme…
«Cela présage une mauvaise nouvelle», pensa Winston. En effet, après une description réaliste de l’anéantissement de l’armée eurasienne et la proclamation du nombre stupéfiant de tués et de prisonniers, la voix annonça qu’à partir de la semaine suivante, la ration de chocolat serait réduite de trente à vingt grammes.
Winston éructa encore. Le gin s’évaporait, laissant une sensation de dégonflement. Le télécran, peut-être pour célébrer la victoire, peut-être pour noyer le souvenir du chocolat perdu, se lança dans le chant: Océania, c’est pour toi! On était censé être au garde-à-vous. Mais là où il se tenait, Winston était invisible.
Océania, c’est pour toi! fit place à une musique plus légère. Winston alla à la fenêtre, le dos au télécran. C’était une journée encore froide et claire. Quelque part, au loin, une bombe explosa avec un grondement sourd qui se répercuta. Il y avait chaque semaine environ vingt ou trente de ces bombes qui tombaient sur Londres.
Dans la rue, le vent faisait claquer de droite à gauche l’affiche déchirée et le mot ANGSOC apparaissait et disparaissait tour à tour. Angsoc. Les principes sacrés de l’Angsoc. Noviangue, double-pensée, mutabilité du passé. Winston avait l’impression d’errer dans les forêts des profondeurs sous-marines, perdu dans un monde monstrueux dont il était lui-même le monstre. Il était seul. Le passé était mort, le futur inimaginable. Quelle certitude avait-il qu’une seule des créatures humaines actuellement vivantes pensait comme lui? Et comment savoir si la souveraineté du Parti ne durerait pas éternellement? Comme une réponse, les trois slogans inscrits sur la façade blanche du ministère de la Vérité lui revinrent à l’esprit.
LA GUERRE C ’EST LA PAIX
LA LIBERTÉ C ’EST L’ESCLAVAGE
L’IGNORANCE C’EST LA FORCE
Il prit dans sa poche une pièce de vingt-cinq cents. Là aussi, en lettres minuscules et distinctes, les mêmes slogans étaient gravés. Sur l’autre face de la pièce, il y avait la tête de Big Brother dont les yeux, même là, vous poursuivaient. Sur les pièces de monnaie, sur les timbres, sur les livres, sur les bannières, sur les affiches, sur les paquets de cigarettes, partout! Toujours ces yeux qui vous observaient, cette voix qui vous enveloppait. Dans le sommeil ou la veille, au travail ou à table, au-dedans ou au-dehors, au bain ou au lit, pas d’évasion. Vous ne possédiez rien, en dehors des quelques centimètres cubes de votre crâne.
Le soleil avait tourné et les myriades de fenêtres du ministère de la Vérité qui n’étaient plus éclairées par la lumière paraissaient sinistres comme les meurtrières d’une forteresse. Le cœur de Winston défaillit devant l’énorme construction pyramidale. Elle était trop puissante, on ne pourrait la prendre d’assaut. Un millier de bombes ne pourraient l’abattre.
Winston se demanda de nouveau pour qui il écrivait son journal. Pour l’avenir? Pour le passé? Pour un âge qui pourrait n’être qu’imaginaire? Il avait devant lui la perspective, non de la mort, mais de l’anéantissement. Son journal serait réduit en cendres et lui-même en vapeur. Seule, la Police de la Pensée lirait ce qu’il aurait écrit avant de l’effacer de l’existence et de la mémoire. Comment pourrait-on faire appel au futur alors que pas une trace, pas même un mot anonyme griffonné sur un bout de papier ne pouvait matériellement survivre?
Le télécran sonna quatorze heures. Winston devait partir dans dix minutes. Il lui fallait être à son travail à quatorze heures trente.
Curieusement, le carillon de l’heure parut lui communiquer un courage nouveau. C’était un fantôme solitaire qui exprimait une vérité que personne n’entendrait jamais. Mais aussi longtemps qu’il l’exprimerait, la continuité, par quelque obscur processus, ne serait pas brisée. Ce n’était pas en se faisant entendre, mais en conservant son équilibre que l’on portait plus loin l’héritage humain. Winston retourna à sa table, trempa sa plume et écrivit:
Au futur ou au passé, au temps où la pensée est libre, où les hommes sont dissemblables mais ne sont pas solitaires, au temps où la vérité existe, où ce qui est fait ne peut être défait, de l’âge de l’uniformité, de l’âge de la solitude, de l’âge de Big Brocher, de l’âge de la double pensée, Salut!
Il réfléchit qu’il était déjà mort. Il lui apparut que c’était seulement lorsqu’il avait commencé à être capable de formuler ses idées qu’il avait fait le pas décisif. Les conséquences d’un acte sont incluses dans l’acte lui-même. Il écrivit:
Le crime de penser n’entraîne pas la mort. Le crime de penser est la mort.
Maintenant qu’il s’était reconnu comme mort, il devenait important de rester vivant aussi longtemps que possible. Deux doigts de sa main droite étaient tachés d’encre. C’était exactement le genre de détail qui pouvait vous trahir. Au ministère, quelque zélateur au flair subtil (une femme, probablement, la petite femme rousse ou la fille brune du Commissariat aux Romans) pourrait se demander pourquoi il avait écrit à l’heure du déjeuner, pourquoi il s’était servi d’une plume démodée, et surtout ce qu’il avait écrit, puis glisser une insinuation au service compétent. Winston alla dans la salle de bains et frotta soigneusement avec du savon l’encre de son doigt. Ce savon, brun foncé, était granuleux et râpait la peau comme du papier émeri. Il convenait donc parfaitement.