1984 (fr) - Страница 16
Ознакомительная версия. Доступно 18 страниц из 86.Ici Parsons fit le geste d’épauler un fusil et fit claquer sa langue pour imiter la détonation.
– Bien, dit Syme distraitement, sans lever les yeux de sa bande de papier.
– Naturellement, nous devons nous méfier de tout, convint Winston.
– Ce que je veux dire, c’est que nous sommes en guerre, dit Parsons.
Comme pour confirmer ces mots, un appel de clairon fut lancé du télécran juste au-dessus de leurs têtes. Cette fois, pourtant, ce n’était pas la proclamation d’une victoire militaire, mais simplement une annonce du ministère de l’Abondance.
– Camarades! cria une jeune voix ardente. Attention, camarades! Nous avons une grande nouvelle pour vous. Nous avons gagné la bataille de la production! Les statistiques, maintenant complètes, du rendement dans tous les genres de produits de consommation, montrent que le standard de vie s’est élevé de rien moins que vingt pour cent au-dessus du niveau de celui de l’année dernière. Il y a eu ce matin, dans tout l’Océania d’irrésistibles manifestations spontanées de travailleurs qui sont sortis des usines et des bureaux et ont défilé avec des bannières dans les rues. Ils criaient leur gratitude à Big Brother pour la vie nouvelle et heureuse que sa sage direction nous a procurée. Voici quelques-uns des chiffres obtenus: Denrées alimentaires…
La phrase, «notre vie nouvelle et heureuse», revint plusieurs fois. C’était, depuis peu, une phrase favorite du ministère de l’Abondance. Parsons, son attention éveillée par l’appel du clairon, écoutait bouche bée, avec une sorte de solennité, de pieux ennui. Il ne pouvait suivre les chiffres, mais il n’ignorait pas qu’ils étaient une cause de satisfaction. Il avait sorti une pipe énorme et sale, déjà bourrée à moitié de tabac noirci. Avec la ration de cent grammes par semaine de tabac, il était rarement possible de remplir une pipe jusqu’au bord. Winston fumait une cigarette de la Victoire qu’il tenait soigneusement horizontale. La nouvelle ration ne serait pas distribuée avant le lendemain et il ne lui restait que quatre cigarettes. Il avait pour l’instant fermé ses oreilles au bruit de la salle et écoutait les balivernes qui ruisselaient du télécran. Il apparaissait qu’il y avait même eu des manifestations pour remercier Big Brother d’avoir augmenté jusqu’à vingt grammes par semaine la ration de chocolat.
Et ce n’est qu’hier, réfléchit-il, qu’on a annoncé que la ration allait être réduite à vingt grammes par semaine. Est-il possible que les gens avalent cela après vingt-quatre heures seulement? Oui, ils l’avalaient. Parsons l’avalait facilement, avec une stupidité animale. La créature sans yeux de l’autre table l’avalait passionnément, fanatiquement, avec un furieux désir de traquer, de dénoncer et de vaporiser quiconque s’aviserait de suggérer que la ration était de trente grammes, il n’y avait de cela qu’une semaine. Syme lui aussi avalait cela, par des cheminements, toutefois, plus complexes qui impliquaient la double-pensée. Winston était-il donc le seul à posséder une mémoire?
Les fabuleuses statistiques continuaient à couler du télécran. Comparativement à l’année précédente, il y avait plus de nourriture, plus de maisons, plus de meubles, plus de casseroles, plus de combustible, plus de navires, plus d’hélicoptères, plus de livres, plus de bébés, plus de tout en dehors de la maladie, du crime et de la démence. D’année en année, de minute en minute, tout, les choses, les gens, tout s’élevait, dans un bourdonnement.
Winston, comme Syme l’avait fait plus tôt, avait pris sa cuiller et barbotait dans la sauce pâle qui coulait sur la table. Il étirait en un dessin une longue bande de cette sauce et songeait avec irritation aux conditions matérielles de la vie. Est-ce qu’elle avait toujours été ainsi? Est-ce que la nourriture avait toujours eu ce goût-là? Il jeta un regard circulaire dans la cantine. Une salle comble, au plafond bas, aux murs salis par le contact de corps innombrables. Des tables et des chaises de métal cabossé, placées si près les unes des autres que les coudes des gens se touchaient. Des cuillers tordues. Des plateaux bosselés. De grossières tasses blanches. Toutes les surfaces graisseuses et de la crasse dans toutes les fentes. Une odeur composite et aigre de mauvais gin, de mauvais café, de ragoût métallique et de vêtements sales. On avait toujours dans l’estomac et dans la peau une sorte de protestation, la sensation qu’on avait été dupé, dépossédé de quelque chose à quoi on avait droit.
Il était vrai que Winston ne se souvenait de rien qui fût très différent. À aucune époque dont il pût se souvenir avec précision, il n’y avait eu tout à fait assez à manger. On n’avait jamais eu de chaussettes ou de sous-vêtements qui ne fussent pleins de trous. Le mobilier avait toujours été bosselé et branlant, les pièces insuffisamment chauffées, les rames de métro bondées, les maisons délabrées, le pain noir. Le thé était une rareté, le café avait un goût d’eau sale, les cigarettes étaient en nombre insuffisant. Rien n’était bon marché et abondant, à part le gin synthétique. Cet état de chose devenait plus pénible à mesure que le corps vieillissait mais, de toute façon, que quelqu’un fût écœuré par l’inconfort, la malpropreté et la pénurie, par les interminables hivers, par les chaussettes gluantes, les ascenseurs qui ne marchaient jamais, l’eau froide, le savon gréseux, les cigarettes qui tombaient en morceaux, les aliments infects au goût étrange, n’était-ce pas un signe que l’ordre naturel des choses était violé. Pourquoi avait-il du mal à supporter la vie actuelle, si ce n’est qu’il y avait une sorte de souvenir ancestral d’une époque où tout était différent?
Encore une fois, Winston fit du regard le tour de la cantine. Presque tous étaient laids et ils auraient encore été laids, même s’ils avaient été vêtus autrement que de la combinaison bleue d’uniforme. À l’extrémité de la pièce, assis seul à une table, un petit homme, qui ressemblait curieusement à un scarabée, buvait une tasse de café. Ses petits yeux lançaient des regards soupçonneux de chaque côté. Comme il est facile à condition d’éviter de regarder autour de soi, pensa Winston, de croire que le type physique idéal fixé par le Parti existait, et même prédominait: garçons grands et musclés, filles à la poitrine abondante, blonds, pleins de vitalité, bronzés par le soleil, insouciants. Actuellement, autant qu’il pouvait en juger, la plupart des gens de la première Région aérienne étaient petits, bruns et disgracieux. Il était curieux de constater combien le type scarabée proliférait dans les ministères. On y voyait de petits hommes courtauds qui, très tôt, devenaient corpulents. Ils avaient de petites jambes, des mouvements rapides et précipités, des visages gras sans expression, de très petits yeux. C’était le type qui semblait prospérer le mieux sous la domination du Parti.
L’annonce du ministère de l’Abondance s’acheva sur un autre appel de clairon et fit place à une musique criarde. Parsons, que le bombardement des chiffres avait animé d’un vague enthousiasme, enleva sa pipe de sa bouche.
– Le ministère de l’Abondance a certainement fait du bon travail cette année, dit-il en secouant la tête d’un air entendu. À propos, vieux Smith, je suppose que vous n’avez aucune lame de rasoir à me céder?
– Pas une, répondit Winston. Il y a six semaines que je me sers de la même lame moi-même.