1984 (fr) - Страница 15
Ознакомительная версия. Доступно 18 страниц из 86.Tandis qu’il regardait le visage sans yeux dont la mâchoire manœuvrait rapidement dans le sens vertical, Winston avait l’étrange impression que cet homme n’était pas un être humain réel, mais quelque chose comme un mannequin articulé: ce n’était pas le cerveau de l’homme qui s’exprimait, c’était son larynx. La substance qui sortait de lui était faite de mots, mais ce n’était pas du langage dans le vrai sens du terme. C’était un bruit émis en état d’inconscience, comme le caquetage d’un canard.
Syme, depuis un moment, était silencieux et traçait des dessins avec le manche de sa cuiller dans la flaque de ragoût. La voix, à l’autre table, continuait son caquetage volubile, aisément audible en dépit du vacarme environnant.
– Il y a un mot en novlangue, dit Syme, je ne sais si vous le connaissez: canelangue, «caquetage du canard». C’est un de ces mots intéressants qui ont deux sens opposés. Appliqué à un adversaire, c’est une insulte. Adressé à quelqu’un avec qui l’on est d’accord, c’est un éloge.
«Indubitablement, Syme sera vaporisé», pensa de nouveau Winston. Il le pensa avec une sorte de tristesse, bien qu’il sût que Syme le méprisait et éprouvait pour lui une légère antipathie. Syme était parfaitement capable de le dénoncer comme criminel par la pensée s’il voyait une raison quelconque de le faire. Il y avait quelque chose qui clochait subtilement chez Syme. Quelque chose lui manquait. Il manquait de discrétion, de réserve, d’une sorte de stupidité restrictive. On ne pouvait dire qu’il ne fût pas orthodoxe. Il croyait aux principes de l’angsoc, il vénérait Big Brother, il se réjouissait des victoires, il détestait les hérétiques, et pas simplement avec sincérité, mais avec une sorte de zèle incessant, un savoir chaque jour révisé dont n’approchaient pas les membres ordinaires du Parti. Cependant, une équivoque et bizarre atmosphère s’attachait à lui. Il disait des choses qu’il aurait mieux valu taire, il avait lu trop de livres, il fréquentait le café du Châtaignier, rendez-vous de peintres et de musiciens. Il n’y avait pas de loi, même pas de loi verbale, qui défendît de fréquenter le café du Châtaignier, cependant, y aller constituait en quelque sorte un mauvais présage. Les vieux meneurs discrédités du Parti avaient l’habitude de se réunir là avant qu’ils fussent finalement emportés par l’épuration. Goldstein lui-même, disait-on, avait parfois été vu là, il y avait des dizaines d’années. Le sort de Syme n’était pas difficile à prévoir.
C’était un fait, pourtant, que s’il soupçonnait, ne fût-ce que trois secondes, la nature des opinions de Winston, il le dénoncerait instantanément à la Police de la Pensée. Ainsi, d’ailleurs, ferait n’importe qui, mais Syme, plus sûrement que tout autre. Ce zèle, cependant, était insuffisant. La suprême orthodoxie était l’inconscience.
Syme leva les yeux. «Voilà Parsons», dit-il.
Quelque chose dans le son de sa voix sembla ajouter: «Ce bougre d’imbécile.»
Parsons, colocataire de Winston au bloc de la Victoire, se faufilait en effet à travers la salle. C’était un gros homme de taille moyenne, aux cheveux blonds et au visage de grenouille. À trente-cinq ans, il prenait déjà de la graisse et montrait des rouleaux au cou et à la taille, mais ses gestes étaient vifs et puérils. Toute son apparence rappelait celle d’un petit garçon trop poussé, si bien qu’en dépit de la combinaison réglementaire qu’il portait, il était presque impossible de l’imaginer autrement que vêtu du short bleu, de la chemise grise et du foulard rouge des Espions. Lorsqu’on l’évoquait, on se représentait toujours des genoux à fossettes et des manches roulées sur des avant-bras dodus. Parsons, en fait, revenait invariablement au short chaque fois qu’une sortie collective ou une autre activité physique lui en fournissait le prétexte.
Il les salua tous deux d’un joyeux «holà!» et s’assit à leur table. Il dégageait une forte odeur de sueur. Des gouttes recouvraient tout son visage rosé. Son pouvoir de transpiration était extraordinaire. Au Centre communautaire, on pouvait toujours, par l’humidité du manche de la raquette, savoir s’il avait joué au ping-pong.
Syme avait sorti une bande de papier sur laquelle il y avait une longue colonne de mots et il étudiait, un crayon à encre à la main.
– Regardez-le travailler à l’heure du déjeuner, dit Parsons en poussant Winston du coude. C’est du zèle, hein? Qu’est-ce que vous avez là, vieux frère? Quelque chose d’un peu trop savant pour moi, je suppose. Smith, mon vieux, je vais vous dire pourquoi je vous poursuis. C’est à cause de cette cotisation que vous avez oublié de me payer.
– Quelle cotisation? demanda Winston en se tâtant les poches automatiquement pour trouver de la monnaie.
Un quart environ du salaire de chaque individu était réservé aux souscriptions volontaires, lesquelles étaient si nombreuses qu’il était difficile d’en tenir une comptabilité.
– Pour la Semaine de la Haine. On collecte maison par maison, vous savez ce que c’est. Je suis le trésorier de notre immeuble. Nous faisons un effort prodigieux. Nous allons pouvoir en mettre plein la vue. Ce ne sera pas ma faute, je vous le dis, si ce vieux bloc de la Victoire n’a pas le plus bel assortiment de drapeaux de toute la rue. C’est deux dollars que vous m’avez promis.
Winston trouva deux dollars graisseux et sales qu’il tendit à Parsons. Celui-ci, de l’écriture nette des illettrés, nota le montant de la somme sur un petit carnet.
– À propos, vieux, dit-il, on m’a raconté que mon petit coquin de garçon a lâché sur vous hier un coup de son lance-pierres. Je lui ai pas mal lavé la tête. En fait, je lui ai dit que je lui enlèverais son engin s’il recommençait.
– Je crois qu’il était un peu bouleversé de ne pas aller à l’exécution, dit Winston.
– Ah! Oui! Je veux dire, il montre un bon esprit, n’est-ce pas? Des petits galopins, bien turbulents, tous les deux, mais vous parlez d’une ardeur! Ils ne pensent qu’aux Espions. À la guerre aussi, naturellement. Savez-vous ce qu’a fait mon numéro de petite fille samedi dernier, quand elle était avec sa troupe sur la route de Bukhamsted? Elle et deux autres petites filles se sont échappées pendant la marche. Elles ont passé tout l’après-midi, figurez-vous, à suivre un type. Pendant deux heures, elles n’ont pas quitté ses talons, droit dans le bois et, quand elles sont arrivées à Amersham, elles l’ont fait prendre par une patrouille.
– Pourquoi ont-elles fait cela? demanda Winston un peu abasourdi.
Parsons continua sur un ton triomphant:
– La gosse était convaincue qu’il était une sorte d’agent de l’ennemi. Il avait pu être parachuté, par exemple. Mais là est le point, mon vieux. Qu’est-ce que vous croyez qui a en premier lieu éveillé ses soupçons? Elle avait remarqué qu’il portait de drôles de chaussures. Elle dit qu’elle n’avait jamais vu personne porter des chaussures pareilles. Il y avait donc des chances pour qu’il soit un étranger. Assez fort, pas? pour une gamine de sept ans.
– Qu’est-ce qui est arrivé à l’homme? demanda Winston.
– Ça, je ne pourrais pas vous le dire, naturellement, mais je ne serais pas du tout surpris si…