1984 (fr) - Страница 13
Ознакомительная версия. Доступно 18 страниц из 86.C’était une fin, disait Big Brother, qu’il était impossible de contempler sans un sentiment d’envie. Big Brother ajoutait quelques remarques sur la pureté et la rectitude de la vie du camarade Ogilvy. Il avait renoncé à tout alcool, même au vin et à la bière. Il ne fumait pas. Il ne prenait aucune heure de récréation, sauf celle qu’il passait chaque jour au gymnase. Il avait fait vœu de célibat. Le mariage et le soin d’une famille étaient, pensait-il, incompatibles avec un dévouement de vingt-quatre heures par jour au devoir. Il n’avait comme sujet de conversation que les principes de l’Angsoc. Rien dans la vie ne l’intéressait que la défaite de l’armée eurasienne et la chasse aux espions, aux saboteurs, aux criminels par la pensée, aux traîtres en général.
Winston débattit s’il accorderait au camarade Ogilvy l’ordre du Mérite Insigne. Il décida que non, à cause du supplémentaire renvoi aux références que cette récompense aurait entraîné.
Il regarda une fois encore son rival de la cabine d’en face. Quelque chose lui disait que certainement Tillotson était occupé à la même besogne que lui. Il n’y avait aucun moyen de savoir qu’elle rédaction serait finalement adoptée, mais il avait la conviction profonde que ce serait la sienne. Le camarade Ogilvy, inexistant une heure plus tôt, était maintenant une réalité. Une étrange idée frappa Winston. On pouvait créer des morts, mais il était impossible de créer des vivants. Le camarade Ogilvy, qui n’avait jamais existé dans le présent, existait maintenant dans le passé, et quand la falsification serait oubliée, son existence aurait autant d’authenticité, autant d’évidence que celle de Charlemagne ou de Jules César.
CHAPITRE V
Dans la cantine au plafond bas, située dans un sous-sol profond, la queue pour le lunch avançait lentement par saccades. La pièce était déjà comble et le bruit assourdissant. À travers le grillage du comptoir, la fumée du ragoût se répandait avec une aigre odeur métallique qui ne couvrait pas entièrement le fumet du gin de la Victoire. À l’extrémité de la pièce, il y avait un petit bar. C’était un simple trou dans le mur où l’on pouvait acheter du gin à dix cents le grand verre à liqueur.
«Voilà tout juste l’homme que je cherchais», dit une voix derrière Winston.
Celui-ci se retourna. C’était son ami Syme, qui travaillait au Service des Recherches. Peut-être «ami» n’était-il pas tout à fait le mot juste. On n’avait pas d’amis, à l’heure actuelle, on avait des camarades. Mais il y avait des camarades dont la société était plus agréable que celle des autres. Syme était un philologue, un spécialiste en novlangue. À la vérité, il était un des membres de l’énorme équipe d’experts occupés alors à compiler la onzième édition du dictionnaire novlangue. C’était un garçon minuscule, plus petit que Winston, aux cheveux noirs, aux yeux grands et globuleux, tristes et ironiques à la fois. Il paraissait scruter de près, en parlant, le visage de ceux à qui il s’adressait.
– Je voulais vous demander si vous avez des lames de rasoir, dit-il.
– Pas une, répondit Winston avec une sorte de hâte qui dissimulait un sentiment de culpabilité. J’ai cherché partout, il n’en existe plus.
Tout le monde demandait des lames de rasoir. Il en avait actuellement deux neuves qu’il gardait précieusement. Depuis des mois, une disette de lames sévissait. Il y avait toujours quelque article de première nécessité que les magasins du Parti étaient incapables de fournir. Parfois c’étaient les boutons, parfois la laine à repriser. D’autres fois, c’étaient les lacets de souliers. C’étaient maintenant les lames de rasoir qui manquaient. On ne pouvait mettre la main dessus, quand on y arrivait, qu’en trafiquant plus ou moins en cachette au marché «libre».
– Il y a six semaines que je me sers de la même lame, ajouta Winston qui mentait.
La queue avançait d’une autre saccade. Lorsqu’elle s’arrêta, Winston se retourna encore vers Syme. Chacun d’eux préleva, dans une pile qui se trouvait au bord du comptoir, un plateau de métal graisseux.
– Êtes-vous allé voir hier la pendaison des prisonniers? demanda Syme.
– Je travaillais, répondit Winston avec indifférence. Je verrai cela au télécran, je pense.
– C’est un succédané tout à fait insuffisant, dit Syme.
Ses yeux moqueurs dévisageaient Winston. «Je vous connais, semblaient-ils dire. Je vous perce à jour. Je sais parfaitement pourquoi vous n’êtes pas allé voir ces prisonniers.»
Intellectuellement, Syme était d’une orthodoxie venimeuse. Il pouvait parler, avec une désagréable jubilation satisfaite, des raids d’hélicoptères sur les villages ennemis, des procès et des confessions des criminels de la pensée, des exécutions dans les caves du ministère de l’Amour. Pour avoir avec lui une conversation agréable, il fallait avant tout l’éloigner de tels sujets et le pousser, si possible, à parler de la technicité du novlangue, matière dans laquelle il faisait autorité et se montrait intéressant. Winston tourna légèrement la tête pour éviter le regard scrutateur des grands yeux sombres.
– C’était une belle pendaison, dit Syme, qui revoyait le spectacle. Mais je trouve qu’on l’a gâchée en attachant les pieds. J’aime les voir frapper du pied. J’aime surtout, à la fin, voir la langue se projeter toute droite et bleue, d’un bleu éclatant. Ce sont ces détails-là qui m’attirent.
– Aux suivants, s’il vous plaît! glapit la «prolétaire» en tablier bleu qui tenait une louche.
Winston et Syme passèrent leurs plateaux sous le grillage. Sur chacun furent rapidement amoncelés les éléments du déjeuner réglementaire: un petit bol en métal plein d’un ragoût d’un gris rosâtre, un quignon de pain, un carré de fromage, une timbale de café de la Victoire, sans lait, et une tablette de saccharine.
– Il y a une table là-bas, sous le télécran, dit Syme. Nous prendrons un gin en passant.
Le gin leur fut servi dans des tasses chinoises sans anse. Ils se faufilèrent à travers la salle encombrée et déchargèrent leurs plateaux sur la surface métallique d’une table. Sur un coin de cette table, quelqu’un avait laissé une plaque de ragoût, immonde brouet liquide qui ressemblait à une vomissure. Winston saisit sa tasse de gin, s’arrêta un instant pour prendre son élan et avala le liquide médicamenteux à goût d’huile. Des larmes lui firent clignoter les yeux. Il s’aperçut soudain, quand il les eut essuyées, qu’il avait faim. Il se mit à avaler des cuillerées de ce ragoût qui montrait, au milieu d’une abondante lavasse, des cubes d’une spongieuse substance rosâtre qui était probablement une préparation de viande. Aucun d’eux ne parla avant qu’ils n’eussent vidé leurs récipients. À la table qui se trouvait à gauche, un peu en arrière de Winston, quelqu’un parlait avec volubilité, sans arrêt. C’était un baragouinage discordant presque analogue à un caquetage d’un canard, qui perçait à travers le vacarme ambiant.
– Comment va le dictionnaire? demanda Winston en élevant la voix pour dominer le bruit.
– Lentement, répondit Syme. J’en suis aux adjectifs. C’est fascinant.
– Le visage de Syme s’était immédiatement éclairé au seul mot de dictionnaire. Il poussa de côté le récipient qui avait contenu le ragoût, prit d’une main délicate son quignon de pain, de l’autre son fromage et se pencha au-dessus de la table pour se faire entendre sans crier.