1984 (fr) - Страница 10
Ознакомительная версия. Доступно 18 страниц из 86.– Smith! cria la voix acariâtre dans le télécran, 6079 Smith W! Oui, vous-même! Baissez-vous plus bas, s’il vous plaît! Vous pouvez faire mieux que cela. Vous ne faites pas d’efforts. Plus bas, je vous prie! Cette fois c’est mieux, camarade. Maintenant, repos, tous, et regardez-moi.
Le corps de Winston s’était brusquement recouvert d’une ondée de sueur chaude, mais son visage demeura absolument impassible. Ne jamais montrer d’épouvante! Ne jamais montrer de ressentiment! Un seul frémissement des yeux peut vous trahir. Winston resta debout à regarder tandis que la monitrice levait les bras au-dessus de la tête et, on ne pouvait dire avec grâce, mais avec une précision et une efficacité remarquables, se courba et rentra sous ses orteils la première phalange de ses doigts.
– Voilà, camarades! Voilà comment je veux vous voir faire ce mouvement. Regardez-moi. J’ai trente-neuf ans et j’ai quatre enfants. Maintenant, attention! – Elle se pencha de nouveau. – Vous voyez que mes genoux ne sont pas pliés. Vous pouvez tous le faire, si vous voulez, ajouta-t-elle en se redressant. N’importe qui, au-dessous de quarante-cinq ans, est parfaitement capable de toucher ses orteils. Nous n’avons pas tous le privilège de nous battre sur le front, mais nous pouvons au moins nous garder en forme. Pensez à nos garçons qui sont sur le front de Malabar! Pensez aux marins des Forteresses flottantes! Imaginez ce qu’ils ont, eux, à endurer. Maintenant, essayez encore. C’est mieux, camarade, beaucoup mieux, ajouta-t-elle sur un ton encourageant, comme Winston, pour la première fois depuis des années, réussissait, d’un brusque mouvement, à toucher ses orteils sans plier les genoux.
CHAPITRE IV
Avec le soupir inconscient et profond que la proximité même du télécran ne pouvait l’empêcher de pousser lorsqu’il commençait son travail journalier, Winston rapprocha de lui le phonoscript, souffla la poussière du microphone et mit ses lunettes.
Il déroula ensuite et agrafa ensemble quatre petits cylindres de papier qui étaient déjà tombés du tube pneumatique qui se trouvait à la droite du bureau.
Il y avait trois orifices aux murs de là cabine. À droite du phonoscript se trouvait un petit tube pneumatique pour les messages écrits. À gauche, il y avait un tube plus large pour les journaux. Dans le mur de côté, à portée de la main de Winston, il y avait une large fente ovale protégée par un grillage métallique. On se servait de cette fente pour jeter les vieux papiers. Il y avait des milliers et des milliers de fentes semblables dans l’édifice. Il s’en trouvait, non seulement dans chaque pièce mais, à de courts intervalles, dans chaque couloir. On les surnommait trous de mémoire. Lorsqu’un document devait être détruit, ou qu’on apercevait le moindre bout de papier qui traînait, on soulevait le clapet du plus proche trou de mémoire, l’action était automatique, et on laissait tomber le papier, lequel était rapidement emporté par un courant d’air chaud jusqu’aux énormes fournaises cachées quelque part dans les profondeurs de l’édifice.
Winston examina les quatre bouts de papier qu’il avait déroulés. Ils contenaient chacun un message d’une ou deux lignes seulement, dans le jargon abrégé employé au ministère pour le service intérieur. Ce n’était pas exactement du novlangue, mais il comprenait un grand nombre de mots novlangue. Ces messages étaient ainsi rédigés:
times 17-3-84 discours malreporté afrique rectifier
times 19-12-83 prévisions 3 ap 4e trimestre 83 erreurs typo vérifier numéro de ce jour.
times 14-2-84 miniplein chocolat malcoté rectifier
times 3-12-83 report ordrejour bb trèsmauvais ref unpersonnes récrire entier soumettrehaut anteclassement.
Avec un léger soupir de satisfaction, Winston mit de côté le quatrième message. C’était un travail compliqué qui comportait des responsabilités et qu’il valait mieux entreprendre en dernier lieu. Les trois autres ne demandaient que de la routine, quoique le second impliquât probablement une fastidieuse étude de listes de chiffres.
Winston composa sur le télécran les mots: «numéros anciens» et demanda les numéros du journal le Times qui lui étaient nécessaires. Quelques minutes seulement plus tard, ils glissaient du tube pneumatique. Les messages qu’il avait reçus se rapportaient à des articles, ou à des passages d’articles que, pour une raison ou pour une autre, on pensait nécessaire de modifier ou, plutôt, suivant le terme officiel, de rectifier.
Par exemple, dans le Times du 17 mars, il apparaissait que Big Brother dans son discours de la veille, avait prédit que le front de l’Inde du Sud resterait calme. L’offensive eurasienne serait bientôt lancée contre l’Afrique du Nord. Or, le haut commandement eurasien avait lancé son offensive contre l’Inde du Sud et ne s’était pas occupé de l’Afrique du Nord. Il était donc nécessaire de réécrire le paragraphe erroné du discours de Big Brother afin qu’il prédise ce qui était réellement arrivé.
De même, le Times du 19 décembre avait publié les prévisions officielles pour la production de différentes sortes de marchandises de consommation au cours du quatrième trimestre 1983 qui était en même temps le sixième trimestre du neuvième plan triennal. Le journal du jour publiait un état de la production réelle. Il en ressortait que les prévisions avaient été, dans tous les cas, grossièrement erronées. Le travail de Winston était de rectifier les chiffres primitifs pour les faire concorder avec les derniers parus.
Quant au troisième message, il se rapportait à une simple erreur qui pouvait être corrigée en deux minutes. Il n’y avait pas très longtemps, c’était au mois de février, le ministère de l’Abondance avait publié la promesse (en termes officiels, l’engagement catégorique) de ne pas réduire la ration de chocolat durant l’année 1984. Or, la ration, comme le savait Winston, devait être réduite de trente à vingt grammes à partir de la fin de la semaine. Tout ce qu’il y avait à faire, c’était de substituer à la promesse primitive l’avis qu’il serait probablement nécessaire de réduire la ration de chocolat dans le courant du mois d’avril.
Dès qu’il avait fini de s’occuper de l’un des messages, Winston agrafait ses corrections phonoscriptées au numéro correspondant du Times et les introduisait dans le tube pneumatique. Ensuite, d’un geste autant que possible inconscient, il chiffonnait le message et les notes qu’il avait lui-même faites et les jetait dans le trou de mémoire afin que le tout fût dévoré par les flammes.
Que se passait-il dans le labyrinthe où conduisaient les pneumatiques? Winston ne le savait pas en détail, mais il en connaissait les grandes lignes. Lorsque toutes les corrections qu’il était nécessaire d’apporter à un numéro spécial du Times avaient été rassemblées et collationnées, le numéro était réimprimé. La copie originale était détruite et remplacée dans la collection par la copie corrigée.
Ce processus de continuelles retouches était appliqué, non seulement aux journaux, mais aux livres, périodiques, pamphlets, affiches, prospectus, films, enregistrements sonores, caricatures, photographies. Il était appliqué à tous les genres imaginables de littérature ou de documentation qui pouvaient comporter quelque signification politique ou idéologique. Jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour. On pouvait ainsi prouver, avec documents à l’appui, que les prédictions faites par le Parti s’étaient trouvées vérifiées. Aucune opinion, aucune information ne restait consignée, qui aurait pu se trouver en conflit avec les besoins du moment. L’Histoire tout entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. Le changement effectué, il n’aurait été possible en aucun cas de prouver qu’il y avait eu falsification.